Mais le lendemain, à notre grande surprise, père était absolument comme d'habitude: radieux, et tel qu'il eût été si la bagarre familiale n'avait jamais eu lieu. Il avait pour chacun un mot jovial et présidait activement aux préparatifs pour la grande migration, dont Oswald prit la tête avec lui. Ils portaient à tour de rôle des bébés sur leur dos. Oswald était chargé de la direction, qu'il décida plein sud, et père de la cadence, qu'il imposa très lente pour convenir aux femmes, aux enfants, et aux brûlures que nous portions aux jambes. Il choisit de bonne heure un lieu de campement, car il n'était pas nécessaire, selon lui, d'attendre qu'il se trouvât des arbres encore debout pour y grimper en cas de périclass="underline" avec Tobie ils firent un cercle de feu autour de notre camp, en manière de preuve, disait-il, que nous ne serions pas attaqués la nuit; mais le gibier s'étant enfui et avec lui les prédateurs, ce n'était guère probable. Néanmoins, provenant des marécages, deux ou trois paires d'yeux vinrent poser sur nous leur phosphorescence, et s'il y eut maints grondements et reniflements dégoûtés, c'était toujours à bonne distance.
Nous avions faim, car les femmes, après la marche, étaient trop lasses pour courir après des aliments problématiques, et nous dûmes nous contenter de brochettes de lézard et de quelques œufs de crocodile. Pour nous mettre du cœur au ventre, père faisait des blagues, racontait des histoires de mangeaille aux enfants.
– Il était une fois, disait-il, un très grand lion si bon chasseur qu'il abattait plus de gibier qu'il n'en pouvait manger. Pourtant il était furieux que les hyènes, les chacals, les vautours, les milans, des lions moins adroits que lui, et même des pithécanthropes – car ceci se passait du temps où nous étions ramasseurs de charogne, nous aussi – vinssent l'aider à finir son souper sans avoir été invités. «C'est moi qui fais toute la besogne, grommelait-il, et cette bande de bons à rien voudraient en profiter sans même lever le petit doigt? Pas de ça! Je serais bien bête de partager.» Mais comme il n'arrivait pas à tout manger tout seul, d'abord il essaya de tuer les charognards: le seul résultat, c'était qu'il se trouvait à la tête d'un tableau de chasse encore plus grand. Alors il se força quand même à finir toute cette viande. Même quand il n'avait plus faim, il mangeait et mangeait. La vie devenait un cauchemar, il souffrait d'indigestions terribles, devenait gras à lard, et malgré tout il continuait, pour le plaisir de voir la tête que faisaient les autres. Mais à ce régime il devint si énorme qu'il mourut prématurément, et alors les chacals, les vautours et les pithécanthropes s'offrirent un repas tout aussi copieux que s'il eût partagé avec eux les proies qu'il avait tuées.
– Mais de quoi est-il mort? demandèrent les enfants.
– Du cœur. Dégénérescence graisseuse compliquée de misanthropie, dit père en croisant ses mains sur son estomac vide; et, donnant l'exemple à tous, il s'endormit paisiblement.
Pendant tout le voyage, il se montra charmant envers moi-même et Griselda. Il nous enseigna comment faire le feu, choisir de bonnes pierres, il disait que tout ce qu'il pourrait nous léguer en mourant – et personne ne pouvait être sûr de ne pas marcher par mégarde sur un serpent-minute -, c'était une bonne éducation. «Votre devise, nous disait-il gravement, ce doit être de donner à vos enfants, comme j'ai tenté de le faire, un départ meilleur que n'a été le vôtre. N'attendez rien des autres, faites comme si tout l'avenir de l'espèce dépendait de vos seuls efforts. Et qui sait, peut-être en dépend-il! Nous vivons à une époque critique, très critique. Le feu n'est qu'un début. Maintenant il va falloir bâtir, organiser avec méthode et réflexion. Après les sciences naturelles, les sciences sociales. J'ai la plus grande confiance en vous deux. Je doute de vivre assez vieux pour voir nos énergies s'appliquer plus à fond, et de façon vraiment humaine, aux tâches de l'évolution: vous, vous le verrez peut-être – avec la récompense, l'âge d'or où du pithécanthrope naîtra, enfin, l'homo sapiens! Si mes menus efforts vous ont tant soit peu aidés à suivre le bon chemin, vous et vos descendants, je mourrai satisfait.»
Il dit, et après nous avoir accordé le même regard d'humour, mais aussi de défi, qu'il m'avait lancé après notre querelle, il s'éloigna nonchalamment.
Après un moment Griselda dit:
– Ernest, nous pouvons faire notre deuil du monopole du feu. Ton père va le jeter à tous les vents, une fois de plus.
– Il n'oserait pas, toute la horde est contre! m'exclamai-je.
– Il passera outre, dit-elle amèrement. Il croit savoir mieux que la horde même ce qui est bon pour elle. Oui, oui: il se moque de nous, tu ne l'as pas compris? Il nous défie de l'empêcher.
Plus j'y pensais, plus je me persuadais que Griselda voyait juste. Si père s'était montré furieux, s'il s'était démené, s'il nous avait battus, j'aurais su que tout allait bien, et qu'il s'en tiendrait pour finir à notre décision. Mais cette gaieté, ces regards malicieux, ces pointes ironiques, et cette affectation de gentillesse, tout cela montrait bien qu'il était décidé à nous damer le pion, sans se soucier de ce que nous pensions.
– Je ne vois pas comment le retenir, dans ce cas, murmurai-je.
Griselda ne dit rien. Elle marchait lentement, étant maintenant proche de son terme. Au bout d'un certain temps elle demanda:
– Ernest, est-ce que tu crois à cette histoire, tu sais, que nous irons dans un autre monde quand nous serons morts, dans ce terrain de chasse que nous visitons en rêve?
– Bon, il faut bien que nous allions quelque part, non? Je veux dire: notre ombre.
– Quelle ombre?
– Celle qui vit toutes sortes d'aventures, quand nous dormons. Cette espèce d'ombre intérieure.
– Mais elles sont si bizarres, ces aventures! Ce n'est pas réel!
– Sur le moment, elles ont l'air parfaitement réelles, donc elles le sont sûrement d'une manière ou d'une autre. C'est comme notre reflet dans un étang, ondoyant et brisé, mais peut-être que c'est ainsi que nous avons l'air, ondoyants et brisés, vus de cet autre monde? Quand nous finissons à l'intérieur d'une autre créature, il faut bien qu'elle aille quelque part, cette ombre? Pourquoi pas ce terrain de chasse qui apparaît en rêve et que l'on se rappelle au éveil? C'est raisonnable de supposer que c'est là que nous irons. Cette hypothèse en vaut une autre, en tout cas.
– Ce serait assez important de le savoir, d'un certain point de vue, dit lentement Griselda.
– Quel point de vue?
– Parce que alors cela ne ferait de mal à personne d'y être envoyé, dans l'autre monde. On n'y perdrait rien, puisqu'on y aurait son reflet.
– En effet, dis-je, pourvu qu'on ne fasse pas de mauvais rêves.
– Tu ne crois pas – oh! – à titre d'exemple! dit Griselda nonchalamment, que père en ferait plutôt d'heureux?
Mon cœur battit plus vite, mais la réponse ne demandait aucune réflexion, tant c'était évident: toutes les images de père, à la chasse, ou à ses expériences, ou s'affairant à ceci ou cela, toutes accouraient dans mon esprit pour me la donner.
– Oui, dis-je, sûrement, Griselda. Sûrement que père ferait des rêves heureux.
20
L'énorme feu de brousse, faute de combustible, s'était consumé aux confins d'une vaste plaine aride, où la terre, trop mince encore sur la roche volcanique, ne pouvait nourrir assez de gibier pour entretenir une horde comme la nôtre. Car elle était devenue nombreuse entre-temps. J'étais propriétaire d'un beau garçon, Oswald de même, Alexandre avait deux filles jumelles qui le rendaient gâteux, Tobie se préparait à être père d'un jour à l'autre. Jusqu'à tante Laure qui, elle aussi, attendait un heureux événement. «C'était toute cette musique, la danse, et puis l'enlèvement des filles», nous avait-elle confié sur un ton de pruderie heureuse. «Vania disait que c'était bien comme ça qu'il fallait faire du temps qu'il était un jeune singe, et alors, voilà, ça lui est revenu, l'idée l'a pris de m'assommer et de m'emporter dans la forêt…»