La caverne était occupée. Depuis longtemps huit ou dix ours et oursons y vivaient en famille. A présent, ils nous regardaient venir à eux, complètement médusés. A peine s'ils pouvaient en croire leurs yeux, de nous voir leur apporter nous-mêmes leur déjeuner à domicile. Puis père, tout d'un coup, jeta des brandons enflammés.
Un instant plus tard, ils dégringolaient tous hors de la grotte, poussant des cris aigus de rage stupéfaite. Leur toison dégageait une puissante odeur de brûlé. Leur chef, connu pour une des plus sales brutes du voisinage, s'élança vers nous férocement. Mais nous lui opposions un front bien défendu, coup-de-poing dans une main et brandon dans l'autre, et devant la fumée qui ondoyait, menaçante, sur notre ligne de bataille, maître Martin s'arrêta net. Les autres demeuraient stupides, de voir ainsi leur champion hésiter et grogner, au lieu de se jeter sur nous. Puis, jaillissant de notre petite phalange, et laissant derrière lui un sillage fuligineux, un autre missile enflammé le toucha droit entre les deux yeux, mettant le feu à ses sourcils. Cela régla la question. Gémissant, tripotant son museau et versant des larmes d'humiliation, Martin se retira avec ses troupes.
– Victoire! criâmes-nous, fous de joie, et nous pouvions à peine y croire. On les a eus!
– Bien sûr, on les a eus, dit père. Et retenez la leçon: à savoir que la nature n'est pas nécessairement du côté des gros bataillons. La nature est avec l'espèce qui possède sur les autres une avance technologique. Pour le moment, c'est nous.
Il nous fixa d'un œil sévère.
– J'ai dit: pour le moment. Quelles que soient nos réussites, ne les laissez jamais vous monter à la tête. Nous avons encore beaucoup de chemin à faire – beaucoup, beaucoup de chemin… Pour le moment, prenons possession dans les règles de cette séduisante habitation.
Donc nous emménageâmes, et trouvâmes en effet une amélioration considérable sur tous nos précédents logis. Les ours revinrent à plusieurs reprises, de préférence quand ils croyaient que père était à la chasse. Mais ils se heurtaient toujours au grand feu accueillant devant la caverne, et ils se ravisaient. Les lions et autres félins vinrent aussi jeter un coup d'œil, à distance respectueuse, mais prétendaient que leur propre chez-soi était bien meilleur de toute manière, et s'en allaient d'un air aussi digne que possible, sous nos rires et nos quolibets.
– Un de ces jours, dit père, ils demanderont la permission de rester avec nous, auprès du feu chaud.
– Mais nous leur dirons: «Ouste, clochards!», dit mon frère Oswaid.
– Peut-être, dit père, songeur. A moins que nous les prenions… à condition.
– Moi, je voudrais avoir un petit minou pour moi tout seul, dit William, mon plus jeune frère, de sa petite voix.
– Ne remplis pas la tête de ces enfants avec des sottises, dit mère.
Nous formions une petite horde, à l'époque. Les attaques sévères nous avaient dégarnis. Nous étions peut-être une douzaine à commencer ensemble cette nouvelle vie. Le chef des femmes, c'était ma mère; mais nous avions cinq tantes aussi. Tante Laure était une grosse femelle absolument stupide, incapable de lancer une pierre avec la moindre exactitude. En principe, elle appartenait à oncle Vania. Mais il l'avait laissée choir quand il avait découvert qu'elle n'était pas bonne non plus pour grimper aux arbres. Elle aimait notre feu pour une raison de plus que nous: c'est qu'il nous ramenait oncle Vania de temps en temps, et qu'ainsi elle pouvait prétendre qu'ils continuaient de faire la paire. Tante Gudule était appariée à l'oncle Ian, un autre frère de mon père, dont nous entendions beaucoup parler dans notre enfance, mais sans le voir jamais, car il passait son temps à voyager à l'étranger. Comme il ne pouvait pas nous envoyer même une carte postale pour nous dire qu'il était en vie, mère et les autres tantes pensaient qu'il était mort. Mais tante Gudule était sûre qu'on le reverrait. «Le gars nous reviendra, disait-elle. C'est p't-être ben un terrible voyageur, mon p'tit homme, mais j'aurais bourlingué avec lui, il le sait bien, si ce n'était mon pauvre cœur.» Tante Gudule souffrait de palpitations.
Du moins pouvait-elle caresser l'espoir de ce retour, ce qui était plus que ne pouvaient faire tante Aglaé, tante Amélie et tante Barbe. Tante Aglaé avait perdu son mâle du fait d'un lion, tante Amélie d'un rhinocéros velu, et tante Barbe d'un boa constricteur. «Il a voulu l'avaler à tout prix, pleurnichait-elle. "Ça va te faire du mal", je lui disais, mais est-ce qu'il m'écoutait? Pensez-vous: "C'est comme de manger des orvets", qu'il disait. Et moi: "Au moins coupe-le en morceaux!" Mais non, il suffisait que je lui dise une chose pour qu'il fasse le contraire. "Et lui, qu'il disait, est-ce qu'il découpe les choses qu'il mange? Alors pourquoi pas moi, qu'il disait, ce qu'il fait je peux bien le faire aussi." Malheur, bien sûr qu'il n'a pas pu! Même pas la moitié. Mais quand cette tête de mule a dû convenir que j'avais raison comme d'habitude, hélas, c'était trop tard. Que cela te serve de leçon, mon garçon!» concluait-elle, car elle racontait toujours cette histoire à un enfant en train de s'étrangler par paresse de mâcher avant d'avaler. Mais à d'autres moments le visage pointu de tante Barbe s'inondait de larmes. «J'aurais dû le couper moi-même après les premiers cinquante ou soixante centimètre, sanglotait-elle, et mon homme serait encore là. Mais je croyais qu'il en prendrait de la graine, et je l'ai laissé aller trop loin, un bon mètre de trop. O Tony, Tony, pourquoi m'as-tu tellement exaspérée?»
Tante Amélie et tante Aglaé s'asseyaient près d'elle pour la consoler, car elle avait un air tragique à ces moments-là, mais bientôt elles pleuraient toutes les trois, au souvenir des époux qu'elles avaient perdus. «Saloperie de lion qui m'a mangé un gars si beau, si droit, que le diable l'emporte!» gémissait tante Aglaé. «Oh! un rhinocéros, pleurait tante Amélie, et velu, par-dessus le marché! Qu'avait-il à venir mettre son nez partout? Il n'avait rien à faire en Afrique. Pourquoi ne pouvait-il rester sur ses glaciers de la côte d'Azur? C'était sûr qu'il perdrait son sang-froid, en s'échauffant ici de façon ridicule.»
Je ne peux me souvenir de tous les enfants des différentes portées; de toute manière les loups en avaient mangé plus d'un sans leur laisser le temps de grandir. Celui qui m'était le plus proche, c'était mon frère Oswald, qui montra de bonne heure un don génial pour piéger toutes sortes de bêtes, et même attraper des poissons. Je me le rappelle, encore tout enfant, observant les poissons pendant des heures et comment s'y prenaient les oiseaux. Finalement il en attrapa un et voulut le manger; et périt presque de la mort d'oncle Tony. Ce n'est que beaucoup plus tard que nous sûmes comment nous y prendre pour nous débarrasser des arêtes.
– Mais on devrait pouvoir! rageait-il à demi étranglé. J'ai vu un léopard en manger un.
– De quel droit vas-tu rôder autour des léopards? cria mère. Ce n'est pas de ton âge. Va tailler tes silex, sale gosse!
Oswald obéit en rechignant, il n'y avait rien qu'il détestait plus, au contraire de Tobie. Tobie, depuis sa plus tendre enfance, avait des dispositions naturelles pour la taille des bifaces. Père le regardait frapper la pierre avec une précision surprenante pour son âge. «Bien, mon fils, disait-il, très bien.» Mais si adroit que fût Tobie avec du quartz ou du silex, ça n'allait pas beaucoup plus loin, et pour toutes choses en général il nous suivait Oswald et moi. Il exécutait nos corvées, portait nos épieux de chasse, trimbalait sur son dos les proies que nous avions tuées. Nous le faisions creuser pour faire sortir le petit gibier, ou bien encore voler le miel aux abeilles dans leurs nids.
Nous chargions aussi Alexandre, un autre de nos demi-frères, des corvées qui nous ennuyaient. Mais, bien que d'assez bonne composition, on ne pouvait pas trop compter sur lui, et il fallait le garder à vue et souvent l'engueuler ferme pour qu'il termine ce qu'il avait commencé. Non qu'il manquât de courage ni de constance. Mais tout l'intéressait, et notamment les animaux, il tombait en extase, et nous devions lui cogner la tête avec une pierre pour le réveiller. Ses observations généralement se montraient très perspicaces, mais il ne semblait jamais penser à les utiliser pour la chasse, comme faisait Oswald. D'ailleurs il observait jusqu'aux oiseaux, dont chacun sait que la plupart, étant inaccessibles, sont dénués de tout intérêt, mis à part les vautours qui nous aidaient pour découvrir le grand gibier. Alexandre en cela pouvait nous rendre service; l'ennui, c'est qu'il nous lâchait soudain pour suivre quelque gobe-mouches ou quelque colibri. Pourtant, un jour, j'entendis père qui disait à maman, après qu'Alexandre nous eut raconté que la femelle du rhinocéros marche toujours exactement sur les traces du mâle: «Il y a quelque chose à tirer de ce gosse, j'en suis sûr; mais du diable si je sais quoi…» Souvent il parlait d'Alexandre comme de «notre jeune naturaliste».