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Nous essayâmes la nouvelle arme sur les hippopotames et les crocodiles, espérant ajouter un peu à notre sécurité quand nous venions boire. Mais les résultats furent médiocres.

Les crocodiles sont très forts pour dresser des embûches de ronces et de papyrus, où les animaux s'embarrassent et s'enfoncent. Père en conçut l'idée de tendre des pièges, nous aussi. Cela ne nous plaisait guère, car c'était à nous, les garçons, que revenait la tâche de creuser les fosses. Or, creuser une fosse de trois mètres de fond et de quatre au carré, cela représente remuer cinquante mètres cube de terre et de cailloux; et ce n'est pas un mince boulot quand on n'a pour le faire qu'un pieu trempé au feu, une omoplate de zèbre et les mains nues. Mais père insistait beaucoup: «C'est dur à faire, convenait-il, mais ensuite c'est automatique. L'idée en est donc juste. Reste à imaginer un équipement plus efficace pour remuer la terre.» C'est ce que nous ne sûmes pas trouver, et ce fut un grand soulagement pour nous quand père eut l'idée de suspendre un dard pointe en bas, entre deux arbres, par un système de lianes dont une partie était tendue à la hauteur des défenses d'un sanglier: quand la bête cassait la corde, la lance lui entrait droit entre les épaules. Il aurait volontiers équipé la forêt tout entière de ces mécanismes sans le risque d'oublier où ils étaient placés et de les faire sauter nous-mêmes. Oncle Vania leur échappa de justesse et vint se plaindre.

Avec nos dards modernes, et la sécurité de laisser les habitants de nos cavernes à l'abri du feu, nous jouissions d'une assurance nouvelle, grâce a laquelle nous osions partir chasser dans tous les azimuts. Quand nous tuions, nous écorchions et dépecions la victime sur place, et nous faisions ripaille du sang, des entrailles, de la cervelle avant d'en emporter les quartiers sur nos épaules. Quels trophées, comparés aux lapins, blaireaux, écureuils et autres rongeurs qui avaient si souvent formé nos seuls tableaux de chasse, dans le passé! Nos dards servaient à tout: à tenir les hyènes en respect, quand elles prétendaient se joindre à notre table; à mettre à mort un éléphant, ou un rhinocéros, déjà blessé ou épuisé au cours des guerres civiles printanières. Toute la horde venait alors s'installer sur l'énorme carcasse, comme des vautours, et nos mâchoires y traçaient leur chemin pendant tout un week-end. Et c'était une plaisante musique, le suip'-suip'-suip' de nos couteaux de silex que nous nous relayions à aiguiser, et un plaisant ballet, celui de nos haches de pierre montant et retombant sur des fémurs gros comme des troncs d'arbres, à mesure qu'ils se découvraient, pour en extraire la substantifique moelle.

A mesure que nos chasses gagnaient en efficacité, les femmes pouvaient passer plus de temps aux travaux de ménage, au lieu d'être obligées de suivre les chasseurs pour avoir leur part de butin. Ce fut vers cette époque que père commença de dire que la place de la femme est au foyer. Mais nous autres garçons nous nous joignions aux chasses, non seulement pour aider, mais parce que père ne croyait, en fait d'éducation, qu'à la méthode directe.

Celle-ci commençait, dès le plus jeune âge, par la taille du silex. A peine un garçon était-il né que père lui mettait des cailloux dans ses menottes. Il en avalait bien quelques-uns, mais il apprenait vite à singer les aînés en les cognant l'un contre l'autre. Père nous faisait remarquer que, sans notre capacité de loucher, nous n'aurions rien pu faire de bon: on ne pourrait travailler la pierre sans convergence optique, disait-il, même avec deux mains et la vision binoculaire. Il obligeait les filles aussi à ce travaiclass="underline" «De nos jours, une fille doit être en mesure de pourvoir à son existence: une fille qui peut donner, à un éclat d'obsidienne, une arête vraiment aiguë, ne manquera jamais de compagnon ni de quoi se remplir la panse.»

L'art de travailler la pierre était le sujet favori des discours que nous faisait père. Car il aimait à nous en retracer l'historique, comme son père l'avait fait pour lui, suivant une tradition qui se perd dans la nuit des temps. Si nous nous plaignions de la fragilité des arêtes si laborieusement obtenues, il nous montrait comment cette fragilité même avait rendu possible l'ascension de notre espèce: pendant un temps immémorial, expliquait père, nos aïeux pithécanthropes s'étaient servis, sans avoir l'idée d'abord d'en faire eux-mêmes, de silex éclatés accidentellement et qu'ils n'avaient qu'à ramasser. Puis, pendant un autre temps immémorial, ils s'étaient contentés de laisser tomber le silex du haut d'une falaise, afin d'en recueillir les éclats utilisables. «Si vos grattoirs vous donnent trop de travail, plaisantait-il, vous pourriez toujours essayer de revenir à cette méthode-là…» Mais l'art du silex n'avait, disait-il, vraiment commencé qu'avec la frappe. «Nous débutons tous à la manière ancienne: en tournant la pierre sans arrêt, entre les coups, au petit bonheur la chance; mais vous savez qu'ainsi on n'obtient pas un éclat sur dix qui soit convenable. Les méthodes modernes ont mis fin à ce gaspillage de temps et de matériel. Voyez comme je fais», disait-il, et il joignait le geste à la parole: «D'abord un éclat sur le côté – comme ceci, pan! – ensuite, nous servant de cette surface comme d'une plate-forme d'appui, une série de nouveaux éclats – ainsi: un! deux! trois! quatre! – et voyez comme ils sont uniformes, quelle beauté! Et combien plus légers les coups qu'il faut donner! Bon, et maintenant je veux voir, s'il vous plaît, tous ces éclats bien rectifiés avant le déjeuner.»

Plus tard ce fut le tour des études secondaires, concernant les animaux que nous chassions, et ceux qui nous chassaient. Nous devions apprendre où ils vivaient, et de quoi, et comment ils passaient leur temps. Nous nous exercions à les suivre à l'odeur, à saisir leur langage. Dès nos premières années nous savions copier le grondement du lion, le boum-boum de l'autruche, le barrissement de l'éléphant, le ronflement du rhinocéros, la plainte sanglotée de l'hyène et la façon dont le léopard se racle la gorge. Nous apprîmes pourquoi la gazelle et l'impala restent muets tandis que les zèbres et les chevaux, au pied véloce, osent hennir tant qu'ils veulent. Pourquoi les singes peuvent clabauder, en sécurité sur leurs arbres, comme nous le faisions dards en mains; tandis que les troupeaux, entourés d'ennemis, se meuvent en silence. Nous apprenions aussi à déterrer les œufs de tortue, et ceux de crocodile, et où voler aux oiseaux leurs jeunes couvées. Nous savions comment dénicher le scorpion et détruire sa queue avant de le manger.

Nous étudions aussi la botanique, sous l'angle économique. Quels fruits, quels champignons, quelles racines étaient comestibles, et lesquels ne l'étaient pas. Père nous faisait honorer les pionniers qui, tout au long de l'âge de pierre, avaient sacrifié leur vie pour découvrir lesquels étaient quoi: car, avec le développement de l'intelligence, l'instinct s'était trop atrophié pour prévenir. Il nous fallait apprendre la différence entre les deux racines du manioc, dont l'une est nourrissante et l'autre mortelle. Nous devions nous méfier des fruits défendus, et aussi de l'arbre défendu, l'Acocanthera abyssinica, dont même la sève tue.

Nous étant mis à chasser les grands ongulés de façon régulière, nous commençâmes de considérer les grands félins moins en ennemis qu'en rivaux, et même qu'en spécialistes du même métier que nous. Nous les observions à la besogne, léopards et guépards sur les collines, lions et machérodes dans les plaines, pumas, ocelots, caracals dans la forêt, et hyènes en tous lieux. Leur équipement de chasse faisait notre admiration: de bons yeux pour le jour et des moustaches pour tâter dans la nuit; des griffes rétractiles, bien protégées dans leur étui, pour agripper la proie et grimper aux arbres; un bon camouflage quand ils sont à l'affût, et une vitesse considérable, avec une accélération qui les portait à quatre-vingts à l'heure en moins de cinquante mètres.