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David Nicholls

Pourquoi Pas ?

Pour Ann et Allan Nicholls.

Et pour Hannah, bien sûr.

PREMIÈRE MANCHE

« Elle connaissait très bien ce type d’homme – les vagues aspirations, la malhonnêteté intellectuelle, les livres jamais ouverts… »

E.M. Forster, Howards End, chapitre XIV.

1

QUESTION : Quel gentilhomme, beau-fils de Robert Dudley, comte de Leicester, un temps favori d’Élisabeth Ire, mena contre cette reine une révolte avortée faute de préparation, qui lui valut d’être décapité en 1601 ?

RÉPONSE : Essex.

Tous les jeunes se font du mouron. C’est normal, inévitable. Grandir, c’est ça. À seize ans, ma plus grande inquiétude dans la, vie c’était de ne plus rien réussir d’aussi brillant, d’aussi noble, d’aussi pur, d’aussi tangible que mon triomphe au brevet des collèges.

Sur le moment, bien sûr, je l’avais joué modeste : pas de diplômes encadrés au mur, ou autre excentricité. Aujourd’hui encore, pour ne pas entretenir un esprit de compétition, je me garderai bien de vous parler de mes notes, mais je ne renie pas le plaisir qu’elles m’ont procuré. « Aptitude » : J’avais seize ans, et c’était bien la première fois que je me sentais apte à quelque chose.

Évidemment, c’est du passé. Du haut de ma dix-huitième année, je veux croire que je suis beaucoup plus cool et plus sage. Alors, comparativement, l’obtention par la suite du diplôme de fin d’études secondaires ne fut qu’une formalité. De surcroît, la notion de mesure de l’intelligence selon un critère ridiculement désuet d’épreuves écrites est à l’évidence fallacieuse. J’ajoute cependant que mes notes à l’examen ont été les meilleures obtenues pour l’année 1985 par le lycée de Langley Street, une institution publique ni chic ni sélective. J’ai eu trois A et un B, à savoir dix-neuf points – voilà, c’est dit, mais en passant, car je doute fort de la pertinence de cette information. Et d’ailleurs, en comparaison d’autres qualités telles que le courage physique, la popularité, une belle gueule, une peau saine et une vie sexuelle active, la simple accumulation de connaissances n’a pas grand intérêt.

Pourtant, comme le disait mon père, l’éducation joue un rôle primordial : elle vous offre des chances, elle vous ouvre des portes. Mais le savoir en soi ne suffit pas ; c’est une impasse. Pour le comprendre, il n’y a qu’à me voir, assis ici, un mercredi après-midi de la fin septembre, dans une usine de grille-pain.

J’ai passé l’été à travailler au service expédition d’Ashworth Electrical. Mon boulot consistait à mettre les toasters dans leurs cartons avant de les envoyer aux détaillants. Comme il n’y a pas quarante mille façons de les disposer, les deux mois écoulés ont été globalement monotones. Le côté positif, c’était le salaire, £ 1,85 l’heure – pas si mal – et autant de toasts qu’on pouvait en avaler. Comme c’est mon dernier jour ici, j’ai ouvert l’œil, guettant la subreptice circulation de la carte d’adieu et la collecte pour le cadeau, mais je n’ai rien vu venir. Je me demandais aussi dans quel pub on irait pour célébrer mon départ, mais comme il est déjà 18 h 15, il est plus raisonnable de croire que tout le monde est rentré chez soi.

Tant mieux en fin de compte, car j’ai d’autres projets. Je rassemble mes affaires, ouvre l’armoire à fournitures, empoche une poignée de stylos à bille et un rouleau de Scotch, et me dirige vers la jetée où j’ai rendez-vous avec Spencer et Tone.

Avec ses 2 360 yards, ou 2 158 kilomètres, la jetée de Southend est officiellement la plus longue du monde. Un peu trop longue, pour être franc, quand on compte y pique-niquer. Nous trimballons douze pintes de Skol en canettes, des boulettes de porc à la sauce aigre-douce, du riz cantonais et une portion chacun de frites au curry – notre participation à la mondialisation du goût en somme –, mais quand nous arrivons au bout, la bière est tiède et le repas, froid. Comme il s’agit d’une célébration, Tone se trimballe en sus son ghetto-blaster ; aussi lourd qu’une petite armoire à glace, en matière de décibels, il ne ferait certainement pas sauter tout un quartier – Shoeburyness à la rigueur, ce désert plus bucolique qu’urbain qui constitue la fin de la ligne de chemin de fer pour Southend. Là, tout de suite, la radiocassette de Tone joue une compilation, The Best of the Zep, tandis qu’assis sur un banc, on regarde le soleil se coucher en majesté derrière la raffinerie de pétrole.

« Tu ne vas pas devenir un connard, j’espère, me dit Tone en décapsulant une bière.

— Pourquoi tu me demandes ça ?

— Il s’interroge, des fois que tu nous la jouerais étudiant, intervint Spencer.

— Mais je suis étudiant. Du moins, je vais l’être, alors…

— Il veut dire : devenir un crétin qui se prend la tête. Le genre qui reviendra à Noël en toge, causera latin, ou dira des choses du genre : “On pourrait concevoir…” et autres inepties.

— Ouais, Tone, c’est tout à fait mon genre.

— Bon, je te conseille d’éviter ; vu que tu es déjà un crétin, tu n’as pas besoin d’en rajouter. »

Il m’appelle sans arrêt « crétin » – ça, et « enfoiré ». Le truc, c’est de pratiquer un petit ajustement linguistique en essayant de penser que ce sont des termes d’affection, tout comme, dans un couple, on se dit « mon chou » ou « mon lapin ». Tone travaille chez Currys, une grosse boîte d’électronique, et il arrive à se faire de petits extras en piquant du matériel hi-fi, telle la grosse radiocassette que nous sommes en train d’écouter. La cassette aussi : il l’a simplement personnalisée avec la compil des Led Zeppelin ; Tone se définit comme un « métalliste » , ce qui fait plus sérieux que rocker ou fan de heavy metal. Il s’habille également en métalliste. Denim bleu clair à tous les étages, longue chevelure blonde gominée coiffée en arrière, genre Viking efféminé. Ses cheveux sont bien le seul élément efféminé de sa personne. C’est un type brutal, pétri de violence. Une soirée réussie en compagnie de Tone, c’est d’arriver à rentrer chez soi sans qu’il vous ait enfoncé la tête dans une cuvette de chiotte avant de tirer la chasse.

On écoute maintenant « Stairway to Heaven ».

« Faut-il vraiment qu’on se farcisse cette connerie hippie, Tone ? demande Spencer.

— Cette “connerie”, c’est les Zep, Spence.

— Je sais, Tone. C’est bien pour ça que je voudrais que tu arrêtes cette saloperie de cassette.

— Mais les Zep règnent, Spence. Ils sont sans rivaux.

— C’est toi qui le dis.

— Pas seulement moi : c’est un groupe important, ils ont une influence incroyable.

— Tu te rends compte qu’ils parlent de lopettes[1], Tony ? C’est gênant, tout de même.

— Pas de “lopettes”, de lutins…

— D’elfes, plutôt, dis-je.

— Ce n’est pas seulement les lutins et les elfes, c’est Tolkien. C’est de la littérature, imbécile. »

Tone adore ces trucs : les livres avec des plans partout et, sur la couverture, des créatures en chemises à cottes de mailles, sabre au clair – le genre de femme qu’il épouserait dans un monde idéal. Ce qui, à Southend, est moins improbable qu’on ne le croirait.

« De toute façon, quelle est la différence entre un lutin et un elfe ? demande Spencer.

— Aucune idée, dit Tony. Demande à Jackson. C’est lui le con diplômé.

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En anglais, pixy a un double sens : lutin et lopette. (Toutes les notes sont de la traductrice.)