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Elle est moins intriguée que je ne le supposais puisqu’elle se contente d’un « Salut ! » bref avant de me tourner le dos.

« Nous venons de nous rencontrer dans le couloir », dis-je en bafouillant.

Son visage reste inexpressif. Malgré le volume de liquide que j’ai absorbé, j’ai la voix pâteuse, les mots me collent au palais comme de la farine de maïs. Je m’humecte les lèvres : « Tu m’as demandé si j’allais tenter ma chance à l’University Challenge, tu te souviens ?

— Ah oui. »

Elle se détourne à nouveau mais ses copines se sont dispersées, comme si elles avaient senti de l’électricité dans l’air. Nous sommes enfin seuls, comme en a décidé le sort.

« L’ironie, c’est que je suis pasteur, lui dis-je.

— Pardon ? » Elle se penche vers moi et je saisis l’occasion pour mettre ma main en cornet sur sa ravissante oreille.

« Je suis pasteur, dis-je.

— Tu es quoi ? Vraiment pasteur ?

— Mais non, pas du tout.

— Pourquoi le dire alors ?

— Heu… je l’ai dit, oui… je veux dire, non, je ne le suis pas. C’était une blague.

— Ah, pardon, je n’avais pas compris…

— Au fait, je m’appelle Brian. » Pas de panique, me dis-je.

« Hello, Brian. » Elle cherche ses copines des yeux. Continue, mec, continue. Je panique.

« Pourquoi, tu trouves que je ressemble à un ministre du culte ? rebondis-je.

— Je ne sais pas. Un peu.

— Grand merci ! Ça, c’est un compliment ! » Je m’essaie maintenant à la fausse indignation, bras croisés sur la poitrine… pour la faire rire, pour entretenir un badinage facile et amusant. « Eh bien, si moi j’ai l’air d’un curé, toi, tu as l’air d’une… d’une… vraie pute.

— Pardon ? »

Elle ne m’a sans doute pas entendu puisqu’elle ne rit pas. J’élève la voix.

« Une PUTE. Une tapineuse. Mais une pute de luxe, je dois dire… »

Elle me fait un mince sourire d’une subtilité quasi méprisante et me dit : « Si tu veux bien m’excuser, Gary, j’ai une envie terrible d’aller aux toilettes.

— Bon. À plus tard. »

Elle me quitte en me laissant la vague impression que les choses auraient pu mieux se passer. Elle s’est peut-être vexée, prenant au sérieux mon ton enjoué. Oui, mais comme elle ne me connaît pas, comment aurait-elle pu deviner que je plaisantais ? Elle ne s’imagine peut-être pas que je suis pince-sans-rire. Et qui est ce Gary, d’ailleurs ? Je la regarde se diriger vers les W-C, où, en fin de compte, elle n’entre pas. Elle s’arrête près de l’estrade et chuchote quelque chose à l’oreille d’une autre fille : toutes deux rient. Son besoin pressant, c’était une ruse.

Elle se met à danser. On passe « Love Cats », des Cure. Son interprétation des paroles du morceau est incroyablement drôle et vive : elle bouge un peu comme un chat, souple, dédaigneux, distant, un bras parfois levé derrière la tête pour figurer la queue de l’animal. C’est une danseuse hors pair. Elle met ses mains sous le menton comme deux petites pattes. Elle est l’un des « chats d’amour » du titre, elle est si merveilleusement, si divinement, si incroyablement jolie que soudain une idée me vient et je me demande, stupéfait, pourquoi je ne l’ai pas eue avant.

La danse. Voilà qui me permettra de la séduire.

Le morceau change. C’est maintenant « Sex Machine », par James Brown. Ça me va de grimper sur la piste car, maintenant qu’on en parle, je me sens justement une Sex Machine intégrale. Je pose par terre ma canette de Red Stripe à un endroit où on ne la renversera pas. On la renverse. Je commence par quelques échauffements en marge, un peu gauches au début, mais je me félicite de porter mes richelieus plutôt que mes tennis Green Flash, car les semelles de cuir, qui glissent bien sur le parquet, me procurent une grisante impression d’aisance. Ensuite, aussi méfiant que le débutant sur une patinoire, je progresse en me tenant au mur jusqu’à la piste proprement dite, sur laquelle je m’élance résolument vers elle.

Elle évolue dans son petit groupe de cinq serré comme un poing, l’une de ces formations défensives imprenables que l’armée romaine utilisait contre les Barbares. La fille aux yeux de chat me voit la première et émet son signal d’alerte subliminal ; la blonde Kate Bush brise le cercle en se retournant. Elle me regarde droit dans les yeux et je joue mon va-tout en me mettant à danser comme je ne l’ai jamais fait jusqu’alors.

Je danse comme si ma vie en dépendait, en me mordant la lèvre inférieure pour avoir l’air sexy, mais surtout en signe de concentration, en la regardant à mon tour droit dans les yeux, la mettant au défi, oui, au défi de détourner le regard. Ce qu’elle fait néanmoins. Je contourne alors son groupe pour me retrouver dans la ligne de feu de ses yeux et je m’éclate, je danse comme si je portais les Chaussons Rouges (de fait, je porte le slip rouge cadeau de maman, ça doit être ça). Quoi qu’il en soit, je danse comme James Brown, je suis à la fois la soul et le funk séminal de Brand New Bag[6], je suis devenu l’homme le plus sollicité du show-biz, une machine faite exclusivement pour le sexe qui effectue des rotations glissées à 360, 720 degrés, et même une fois à 810 degrés, ce qui me laisse tourné du mauvais côté, momentanément désorienté, mais aucune importance car James Brown est en train de dire « Take it to the Bridge », je ne sais pas ce qu’est ce « ça », mais tant pis, je « l’apporte sur le pont », comme on me le demande ; en chemin, je lève la main vers mon cou et, dans un geste vertueux de mépris vis-à-vis de toutes les religions instituées, j’arrache le carton blanc qui me sert de faux col ecclésiastique pour le jeter à terre au milieu du groupe qui s’est formé autour de moi en riant et frappant dans ses mains, éperdu d’admiration devant mes athlétiques « pass-pass » et les tournoiements qui font flotter mon cardigan. Mes lunettes étant légèrement embuées, je ne peux voir Kate Bush dans l’assistance, mais je distingue Rebecca, cette juive caustique qui va se foutre de moi, mais tant pis, c’est trop tard, d’autant que James Brown me presse d’« agiter mon gagne-pain » (« Shake your Money Maker ») et il me faut un certain temps pour comprendre ce qu’il faut agiter. La tête ? Mais non, le fondement. J’agite donc, oignant de ma sueur, tel le chien mouillé qui s’ébroue, le public massé autour de moi quand soudain un staccato de trompettes annonce la fin du morceau. Et la mienne.

Je.

Suis.

Mort.

Je la cherche dans la foule qui m’acclame, mais elle est partie. Pas grave. L’important, c’est de lui avoir produit une impression. Nos chemins se croiseront de nouveau, au plus tard demain à 13 heures – à la sélection pour le Challenge.

C’est l’heure des slows. Le DJ, qui ne manque pas d’humour après ma performance, commence par  « Careless Whisper – Never Gonna dance Again[7] », de George Michael. Mais tout le monde est trop saoul ou trop cool pour danser là-dessus, et je décide qu’il est temps d’aller au lit. Je m’arrête tout d’abord aux toilettes et essuie d’un coin de mon cardigan la sueur grasse qui embue mes verres de lunettes, puis je me regarde à la glace fixée au-dessus des urinoirs. Ma chemise trempée me colle à la peau et le sang qui m’est monté à la tête met en valeur mon acné. Mais à part ça, je ne me trouve pas mal. La pièce se met à tourner, et je suis obligé d’appuyer la tête contre la glace pour pisser ; de l’une des cabines, me parviennent des gloussements et une odeur de marijuana. Puis on tire la chasse et un couple en sort, déguisé en Putes – une fille au visage trempé qui rajuste sa jupe de hockey, et un garçon, au gabarit de joueur de rugby. Leurs visages à tous deux sont barbouillés de rouge à lèvres. Ils me jettent un regard dur, me mettant au défi de leur faire la morale, mais je me sens si plein d’allégresse, de passion, d’amour – oui, d’amour – pour l’insouciance de leur jeunesse que je leur adresse un sourire béat de parfait abruti.

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6

Papa’s Got a Brand New Bag, album de 1965. James Brown danse sur ce morceau de façon assez acrobatique.

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7

Je ne danserai jamais plus.