Quand j’estime avoir mon compte d’associations, j’erre dans la salle à la recherche de la mystérieuse blonde de la veille, tout en me demandant comment diable je réagirais si je tombais sur elle. Pas en dansant, c’est sûr. Je fais deux fois le tour de la salle omnisports sans trouver trace d’elle. Pour ne pas prendre le risque de m’égarer et d’arriver en retard, je monte à l’étage et retrouve la pièce qui abritera les épreuves de sélection du Challenge. L’affiche est toujours sur la porte : Votre question initiale à dix points : épreuves réservées aux esprits les plus brillants. « Tu supputes tes chances », avait-elle dit, et : « Peut-être à demain, alors. » Parlait-elle sérieusement ? Et si oui, où est-elle ? Comme j’ai une heure d’avance, je décide de retourner au gymnase pour y jeter de nouveau un œil.
En descendant, je croise la brune de la veille au soir – Jessica, non ? ou autre prénom shakespearien. Elle est plantée dans la cage d’escalier avec une équipe de types pâles et maigres en blousons Harrington et jeans noirs cigarette qui distribuent des tracts pour le Socialist Worker Party. Des Jeunes Gens furax autrement désignés par le sobriquet « j’ailesglandescontrelaputaind’exploitationduprolétariat ». Animé par un esprit de solidarité, je m’approche et leur lance un : « Salut, camarades !
— Tiens, Gene Kelly », lance la brune avec son accent écossais traînant, en regardant sans sourire mon poing levé. Elle a raison, ce n’est pas drôle. Elle continue à distribuer ses tracts. « Je crois que l’Assoc de danse est par là, ajoute-t-elle.
— Bon sang, j’étais nul à ce point ?
— Disons que j’avais envie de te glisser un crayon entre les lèvres avant que tu te mordes la langue. »
Je ris – un autodénigrement élégant, me dis-je. Puis je secoue la tête avec incrédulité, tel le type qui s’avoue dépassé par sa propre folie. Elle ne sourit pas. Je poursuis donc : « Tu sais, la vie m’a appris deux choses : 1 : ne jamais danser quand on est saoul. » Silence. Je fais l’impasse sur le numéro 2. « En fait, je me demandais si je pourrais avoir un tract. »
Elle me scrute, intriguée par mes profondeurs cachées.
« Tu es sûr que ce ne sera pas gâcher du papier ?
— Absolument pas.
— Tu es déjà membre d’un parti quelconque ?
— Oh, la CDN (Campagne pour le désarmement nucléaire), entre autres.
— La CDN n’est pas un parti politique.
— Tu n’estimes pas que la politique de défense est un problème politique ? (Je suis content de moi, là.)
— La politique, c’est purement et simplement de l’économie tu vois ? Les organisations à but unique, les groupes de pression comme la CDN et Greenpeace ont un rôle important à jouer, mais affirmer que les baleines sont des mammifères sympas et qu’un holocauste nucléaire est une perspective déplaisante ne sont pas des prises de position politiques : ce sont des truismes, point. De surcroît, dans un authentique État socialiste, l’armée serait privée du droit de vote.
— Comme en Russie ? » dis-je.
Bien envoyé !
« La Russie n’est pas vraiment socialiste. »
Ah bon ?
« Ou Cuba ? » dis-je.
Touché !
« Oui, si tu veux, comme à Cuba. »
Hum…
« Sauf que Cuba n’a pas d’armée. » (Pure supposition de ma part.)
Je m’en suis bien sorti.
« Pas vraiment. Rien qui pèse en termes de produit national brut. Cuba en consacre six pour cent à sa défense, quand les USA y engouffrent quarante pour cent du leur. » Non ! Elle doit inventer ! Même Castro ne doit pas savoir ce qu’il dépense. Elle ajoute : « Si ce pays ne subissait pas une menace d’agression constante de la part de l’Amérique, il n’aurait même pas besoin d’investir six pour cent de son budget. Ferais-tu partie de ces gens qui ne ferment pas l’œil de la nuit de peur d’être envahis par les Cubains ? »
Contester ses chiffres ou son insinuation ferait trop cour de récréation. « Alors, je peux avoir un tract, oui ou non ? » J’insiste, et elle m’en tend un à contrecœur.
« Si nos vues sont trop tranchées pour toi, le Labour, c’est par là. (Geste vague.) Maintenant, si tu veux aller jusqu’au bout, rejoins les tories. »
Elle m’envoie ces mots comme une gifle, et il me faut un moment pour récupérer. Je réfléchis à ce que je vais répondre quand elle me tourne le dos. Plus exactement elle se détourne de moi et continue sa distribution de tracts. J’ai envie de lui poser la main sur l’épaule, la faire pivoter et lui lancer : « Ne me tourne pas le dos, petite conne bégueule, sectaire, faussement vertueuse, parce que mon père a été quasiment tué par son boulot, alors ne me fais pas la morale à propos de Cuba, parce que j’ai plus de sens des putains d’injustices sociales dans mon petit doigt que toi et ta bande de bourgeois bohèmes dans toutes vos suffisantes personnes. » Au lieu de quoi je lui dis : « Tu t’es sans doute rendu compte que si vous raccourcissiez le nom de votre parti, vous pourriez le baptiser “Assocsoc”, Association socialiste ! »
Elle se tourne lentement vers moi, les yeux rétrécis.
« Écoute, me dit-elle, si tu veux t’engager, t’opposer avec sincérité à ce que Thatcher est en train de faire à ce pays, alors rejoins-nous. Mais, si tout ce qui t’intéresse c’est de faire des plaisanteries de potache, alors non, merci. On peut se passer de toi. »
Elle a encore raison, bien sûr. Pourquoi est-ce que je deviens toujours facétieux et fumiste quand je parle politique ? Au fond de moi, je ne m’en moque pourtant pas. Je songe à le lui expliquer ; il suffit que j’aie avec elle une conversation adulte. Mais un incident vient d’éclater entre l’un des types maigres en jeans noirs et quelqu’un de Class War, la fédération anarchiste. Je me ravise donc et continue mon chemin.
7
QUESTION : Inventée par le psychologue allemand William Stern, quelle mesure controversée était à l’origine destinée à mesurer le rapport entre l’âge mental de quelqu’un et son âge physique, multiplié par cent ?
RÉPONSE : le QI.
Je monte à la salle de réunion n° 6, où un grand type est en train de disposer en position d’examen, avec un zèle tout bureaucratique, une trentaine de tables et des chaises. Manifestement plus âgé que moi – vingt et un ou vingt-deux ans –, il est vêtu du sweat-shirt lie-de-vin de l’université et pète de santé ; il est bronzé et beau mec dans le genre fade, avec des cheveux blond-roux coupés très court, une coupe qui évoque le plastique moulé. Je le regarde un instant évoluer par la porte vitrée. Un astronaute, à supposer que les Anglais aient cet article en rayon, ou une figurine articulée et pacifique Action Man. Ce qui me trouble, c’est que j’ai l’impression de l’avoir déjà vu quelque part.