Il m’aperçoit. Je passe donc poliment la tête dans l’entrebâillement de la porte. « Excuse-moi, dis-je. C’est bien ici qu’a lieu la sélection pour l’University Chall…
— Doigt sur le bouton : ta première question à dix points : tu sais lire ?
— Ben… oui.
— Que dit l’affiche ?
— Salle de réunion n° 6, 13 heures.
— Quelle heure est-il maintenant ?
— 12 h 45.
— Je suppose que cela répond à ta question.
— Je le suppose aussi. »
Je m’assieds sur un banc dans le couloir et me repasse mentalement des listes : les souverains britanniques, le tableau périodique des éléments, les présidents américains, les principes de la thermodynamique, les planètes du système solaire – juste au cas où. Technique de base pour tout examen. Je vérifie que j’ai bien un crayon et un stylo, un mouchoir, une boîte de Tic-Tac et attends les autres concurrents. Dix minutes plus tard, je suis toujours le seul. Je regarde par la vitre le type, assis à son bureau de prof, en train de trier et d’agrafer les fiches de questions. Je suppose qu’il est haut placé dans le comité de sélection de l’University Challenge, et que cet honneur doit lui monter à la tête, mais j’ai intérêt à me le concilier. J’attends donc 12 h 58 très précisément pour entrer.
« Ça va maintenant ? dis-je.
— Parfait. Asseyez-vous. Vous êtes combien, s’enquiert-il sans lever la tête.
— Euh… je suis seul.
— Vraiment ? » Il vérifie, ne me faisant visiblement pas confiance. « Oh, merde, j’ai déjà vécu ça. » Il claque la langue de contrariété et soupire, puis, se levant, il vient s’asseoir sur le bord du bureau d’où il m’examine de pied en cap. Il ne s’attarde pas sur mon acné, préférant fixer un point à trente centimètres de mon visage. Il pousse un nouveau soupir mélancolique. « Bon. Je suis Patrick. Comment t’appelles-tu ?
— Brian Jackson.
— Tu es en quelle année ?
— Première année. Je suis arrivé hier. »
Re-claquement de langue et re-soupir.
« Ton sujet d’excellence ?
— Tu veux dire la matière que j’étudie ?
— Si tu veux.
— Littérature anglaise.
— Bon sang, un de plus ! Bon, au moins, en terme de gaspillage, ça ne fait que trois ans. Mais qu’est-il arrivé aux mathématiciens ? C’est ça que je veux savoir. Aux biochimistes ? Aux étudiants en ingénierie mécanique ? Pas étonnant que l’économie parte en couilles ; tout le monde sait ce qu’est une métaphore mais personne ne sait plus construire une centrale électrique. »
Je ris, mais il ne plaisante pas.
« J’ai un bac science, dis-je, sur la défensive.
— Quelles matières ?
— Physique-chimie.
— Ah, enfin, un homme de la Renaissance ! Quelle est la troisième loi de Newton ? »
Oh, mon ami, il faudra te donner un peu plus de mal !
« La réaction est égale et opposée à l’action », dis-je.
La réaction de Patrick, elle aussi, est égale et opposée. Un bref haussement de sourcils plein de mauvaise grâce, puis le regard de nouveau baissé sur ses fiches.
« École ?
— Pardon ?
— J’ai dit : “école” ; tu sais, ce grand bâtiment de briques avec des profs dedans.
— J’ai compris la question. Simplement, je me demande pourquoi tu veux le savoir.
— Parfait, Trotski. Bien envoyé. Tu as un stylo ? Bien. Voici ton sujet d’examen. Je reviens dans une minute. » Je vais m’asseoir au fond de la salle et deux personnes entrent dans mon dos.
« Ah, voici la cavalerie ! » dit Patrick.
La première coéquipière potentielle, une Chinoise, provoque quelques remous car elle semble porter un panda sur l’épaule. À y regarder de près, ce n’est pas un panda vivant mais un sac à dos astucieusement conçu. Elle doit avoir un sens de l’humour particulier, mais ce genre d’excentricité augure mal de ses chances dans un quiz de culture générale de haut niveau. D’après sa conversation avec Patrick, j’apprends qu’elle s’appelle Lucy Chang, qu’elle est en deuxième année de médecine ; elle aura donc un avantage sur moi s’agissant des questions scientifiques. Elle semble parler anglais couramment, quoique très lentement, et avec un léger accent américain. Quelles sont les règles s’agissant des résidents étrangers ?
L’autre concurrent, un baraqué que son accent désigne comme natif du Yorkshire, est une grande gueule affublée d’une combinaison militaire vert olive, de lourdes bottes et d’une musette en bandoulière affichant, ce qui me semble paradoxal, le sigle CDN tracé au feutre magique. Patrick l’interroge avec la politesse forcée du sergent en face du caporal, et il apparaît que le type s’appelle Colin Pagett, qu’il est né à Rochdale, un patelin près de Manchester, et qu’il est en troisième année de sciences politiques. Il balaie la salle du regard, nous salue d’un signe de tête. Nous attendons en silence, jouant avec nos stylos, assis aussi loin les uns des autres que le permet la configuration des lieux. Le temps passe : dix minutes, un quart d’heure. Il est évident que personne d’autre ne se présentera. Où est-elle ? Elle avait dit qu’elle viendrait. Lui serait-il arrivé quelque chose ?
Patrick, l’astronaute, pousse un dernier soupir, retourne derrière son bureau et, debout, nous dit : « Bon. Nous allons commencer. Je m’appelle Patrick Watts, je suis né à Ashton-under-Lyme, dans le Grand Manchester, j’étudie l’économie, et je suis le capitaine de l’équipe de l’University Challenge de cette année… ah, j’entends une objection dans la salle… oui, les spectateurs habituels du jeu télévisé ont dû me reconnaître : je l’étais également l’an dernier. »
Et voilà. C’est là que je l’ai vu. Je me souviens d’avoir regardé l’émission avec beaucoup d’attention parce que j’avais rempli ma demande d’admission à l’université et je voulais connaître son niveau. Il m’avait semblé qu’ils formaient une piteuse équipe, et ce Patrick gardait probablement les stigmates de la honte subie car il fixait obstinément le sol en ajoutant : « De toute évidence, nous n’avons pas été brillants. (Ils avaient été éliminés à la dernière manche par des adversaires qui n’étaient pas non plus des flèches.) Je crois que cette année nous avons toutes nos chances, surtout avec une… matière première si prometteuse. »
Nous regardons la pièce aux bureaux vides. La matière première, c’est nous trois.
« Bon, on y va. Vous allez tenter de faire cet essai. Il s’agit de répondre par écrit à quarante questions qui couvrent un choix varié de sujets, comme le jour du concours. L’année dernière, nous avons été particulièrement faibles en sciences (il me regarde), et cette fois, je veux être sûr que nous ne sommes pas trop orientés vers les lettres…
— C’est une équipe de quatre, n’est-ce pas ? l’interrompt le type de Manchester.
— Exact.
— Dans ce cas, l’équipe… c’est nous.
— Euh, oui, mais nous devons nous assurer que nous avons le niveau requis. »
Colin ne lâche pas le morceau.
« Pourquoi ?
— Parce que, autrement, nous allons encore perdre.