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— Mais ils n’y vivent pas. C’est juste pour les vacances d’été.

— Ah bon.

— La plupart des enfants appartenant à des familles nécessiteuses n’ont qu’un seul parent, ils n’ont jamais eu de vacances de leur vie. (Bon sang, c’est de moi qu’elle parle !) C’est vraiment fantastique. Si tu ne fais rien l’été prochain, tu devrais nous rejoindre. » Je hoche la tête avec enthousiasme, sans comprendre si elle me demande de venir les aider ou si elle m’offre un bol d’air.

Elle me raconte ses vacances de l’été dernier, passées pour une part dans les arbres avec des petits déshérités probablement terrifiés, puis entre ses maisons familiales de Londres, du Suffolk et de Dordogne, avant de jouer au festival d’Édimbourg avec le groupe théâtral de son pensionnat.

« Quelle pièce ?

La Bonne Âme du Se-Tchouan, de Brecht. »

Vous voyez ce qu’elle fait, là ? Elle me donne la chance de placer « éponyme ».

« Et qui jouait le personnage éponyme ?

— Euh… moi. (Elle, bien sûr : qui d’autre ?)

— Et tu l’étais ?

— Quoi ?

— Bonne.

— Non, pas très, bien que The Scottsman ait semblé le croire. Tu connais la pièce ?

— À fond, mens-je. Nous avons monté Le Cercle de craie caucasien, l’an dernier au lycée. » Je marque une pause, bois une gorgée et ajoute : « Je jouais la craie. »

Bon sang ! Je vais gerber !

Mais elle rit, puis entreprend de m’exposer les exigences de son rôle dans la pièce de Brecht. J’en profite pour la regarder, sans alcool dans le sang et sans buée sur les lunettes. Alice est la plus splendide de toutes les femmes que j’aie jamais vues ailleurs que dans les livres d’art sur la Renaissance ou à la télé. Au lycée, on disait que Liza Chambers était « belle » alors qu’elle débordait tout simplement de sexualité. Alice, elle, est authentiquement belle : une peau crémeuse, apparemment dépourvue de pores, qui semble éclairée de l’intérieur par quelque luminescence (phosphorescence ? fluorescence ? je chercherai plus tard) organique et sous-cutanée. Elle n’est pas maquillée ou, plutôt, son maquillage est si subtil qu’il semble inexistant, sauf les cils – impossible d’avoir naturellement des cils pareils. Quant à ses yeux, dire qu’ils sont bruns ne serait pas leur rendre justice. Rien de monochrome ni de terne en eux : immenses, avec une sclérotique très blanche et un iris clair constellé de paillettes vertes. Sa bouche charnue est de la couleur des fraises que croquait à belles dents Tess Durbeyfield, toutefois moins heureuse et moins équilibrée qu’Alice avant de découvrir qu’après tout, elle était une d’Urberville. Une petite cicatrice pâle affleure sur sa lèvre inférieure, indiquant, détail délicieux, un accident qu’elle a dû avoir, enfant, en voulant cueillir des mûres hors de portée. Ses cheveux ondulés couleur de miel dégagent son front comme dans les portraits préraphaélites (peut-on parler d’une « coiffure » préraphaélite ?). Elle est terriblement Quattrocento, comme dirait T.S. Eliot, ou Yeats (lequel des deux ? il faut que je vérifie, ainsi que l’époque : XIVe ou XVe ?).

Elle reparle de la soirée d’hier, qu’elle a trouvée horrible, avec toutes ces brutes sans cou du genre racaille de stade. Ses longues jambes entortillées autour des pieds de sa chaise, penchée vers moi, elle souligne tel ou tel point en me touchant l’avant-bras, son regard plongé dans le mien comme si nous avions fait un pari (le premier qui détourne les yeux, etc.), utilisant ce coup classique consistant à tirer sur son minuscule anneau d’oreille, geste inconscient pour signifier que je lui plais – à moins qu’elle ne souffre d’une légère infection, résultat d’un piercing récent. Pour ma part, j’essaie de nouvelles mimiques et postures, dont l’une consiste à me pencher en avant, le menton dans la main, doigts occultant ma bouche, et à me caresser par moments ledit menton d’un geste sagace. Cette attitude m’est utile à plusieurs égards : 1) elle est seyante (l’air pensif) ; 2) elle est sensuelle (les doigts sur la bouche ont une connotation sexuelle indiscutable) ; 3) elle cache mes pires boutons (ceux massés aux commissures, genre dégoulinade de soupe à la tomate).

Elle commande un autre cappuccino. Il faudra le payer aussi ? Tant pis. La cassette Stéphane Grappelli/Django Reinhardt passe en boucle, un fond sonore qui évoque le bourdonnement d’une mouche à viande contre une vitre. Je suis heureux de rester assis là, à écouter Alice. En admettant qu’elle ait un défaut – oh, minime –, ce serait de n’être pas curieuse des autres, de moi tout au moins. Elle ne sait pas d’où je viens, ne m’a rien demandé sur mes parents, ne sait pas mon nom de famille ; même ce prénom de Gary qu’elle m’attribue, je ne suis pas sûr qu’elle l’ait inventé pour rire. En fait, depuis que nous sommes ici, elle ne m’a posé que deux questions : « Tu n’as pas trop chaud dans cette grosse veste ? » et : « C’est de la cannelle, tu sais ce que c’est ? »

Soudain, comme si elle lisait dans mes pensées, elle me dit : « Excuse-moi de tenir le crachoir. Tu ne m’en veux pas, j’espère.

— Pas du tout. »

C’est vrai. J’aime tout simplement être ici, avec elle, être vu avec elle. Elle me parle de cette incroyable troupe de cirque bulgare qu’elle a admirée au festival d’Édimbourg – une bonne occasion pour moi de décrocher pour étudier l’addition. Trois cappuccinos à 85 pence, soit 2,25 livres, plus les chips – pardon, les pommes de terre frites – à 1,25 livre (soit dit en passant, 18 pence la frite), ce qui nous fait 3,80 livres, plus le pourboire à ce serveur hilarant – 30, non, disons 40 pence ; on arrive au total de 4,20 livres. Or j’avais en tout 5,18 livres dans la poche, si bien que je n’ai plus que 98 pence pour vivre jusqu’à lundi, jour où je touche le chèque de ma bourse. Mais elle est tellement belle… Si elle me propose de partager l’addition, dois-je accepter ? Je veux qu’elle sache que j’exige une égalité scrupuleuse entre les sexes, tout en ne souhaitant pas lui avouer que je suis pauvre, ou, pire, qu’elle me croie radin. De toute façon, même si nous partagions, j’en serais tout de même de 3 livres de ma poche, ce qui m’obligera dans tous les cas à demander à Josh de me rendre provisoirement les 10 livres de maman, ce qui lui donnera le droit de me taper des clopes jusqu’aux vacances de Noël, passer au blanc ses jambières de cricket, et lui toaster ses scones à vie. Hou, là, attention, elle me pose une question.

« Tu veux un autre cappuccino ? »

NON !

« Ce n’est pas une bonne idée, dis-je. Nous ferions mieux de rentrer voir les résultats. Je vais payer… » Je cherche le serveur des yeux.

« Attends, laisse-moi participer. (Elle fait semblant de chercher son porte-monnaie.)

— Non, je t’invite.

— Tu es sûr ?

— Certain. »

Je compte les 4,20 livres et les pose sur la table de marbre, grisé par ma prodigalité.

Une fois dehors, je me rends compte que le jour décline. Nous avons parlé des heures sans que je m’en rende compte. Pour une fois, j’avais même oublié le Challenge. Mais maintenant, je m’en souviens et m’efforce de ne pas me mettre à courir. Alice marchant d’un pas lent, c’est en flânant dans la lumière d’automne que nous retournons à la corpo.

« Qui t’a branché là-dessus ? me demande-t-elle.

— Sur quoi ? Le Challenge ?