— Tu appelles ça comme ça ?
— Tout le monde, non ? Oh, pour rire, dis-je avec une négligence feinte. Et aussi, comme chez moi, en fait de famille, il n’y a que maman et moi, on n’était pas assez nombreux pour l’autre quiz, Ask The Family… Demander, d’accord, mais à qui ? »
Je pensais qu’elle relèverait ce commentaire, mais non.
« Moi, ce sont mes voisines de chambre qui m’ont mise au défi d’y aller, dit-elle. Après deux pintes de bière au déjeuner, ça m’a soudain semblé une bonne idée. Et comme je veux être actrice ou présentatrice télé, j’ai pensé que ce serait toujours une expérience face à la caméra. Maintenant, je n’en suis plus si sûre. L’University Challenge ne me semble pas le marchepied idéal pour le firmament hollywoodien. À vrai dire, j’espère être recalée pour pouvoir oublier cette histoire idiote. (Vas-y doucement, Alice Harbinson : ce sont mes rêves que tu piétines.) Tu as déjà pensé à faire une carrière d’acteur ?
— Qui, moi ? Ma foi, Ciel, non. Je suis nul… » À titre d’expérience, j’ajoute : « Et en plus, je ne crois pas être assez beau gosse pour ça.
— Oh, aucune importance. Plein d’acteurs ne sont pas des adonis. »
Et vlan ! Ça m’apprendra…
En route pour la salle 6, sur la porte de laquelle doivent être affichés les résultats de l’épreuve, j’ai l’impression de revivre le suspense du bac. Arborer cet air de confiance très légèrement teinté d’anxiété, contrôler l’expressivité de mon visage, ne pas avoir l’air trop content de moi, trop impudent. Un sourire, un hochement de tête sagace, puis m’éloigner.
Devant l’écriteau, je vois le panda de Lucy Chang lire les résultats au-dessus de l’épaule de sa maîtresse ; quelque chose dans la façon dont Lucy incline la tête me laisse présager que les nouvelles ne sont pas bonnes pour elle. Elle se détourne et s’éloigne avec un doux sourire déçu. Elle ne sera donc pas parmi nous dans les studios de Granada TV. Dommage, elle avait l’air sympa. Je lui rends son sourire avec commisération, avant de m’approcher de l’affiche.
Je lis. Je cligne des yeux et je relis.
RÉSULTATS DE L’ESSAI POUR
L’UNIVERSITY CHALLENGE
Sélection de l’année 1985-1986
Lucy Chang :89 %
Colin Pagett :72 %
Alice Harbinson :53 %
Brian Jackson :51 % *
Notre équipe sera donc constituée cette année de Patrick Watts, Lucy, Alice et Colin. Notre première répétition aura lieu mardi prochain. Félicitations à tous ceux qui ont participé à l’épreuve de présélection.
Patrick Watts
* En cas d’urgence absolue ou de maladie létale d’un des participants notre remplaçant sera Brian Jackson.
« Oh, mon Dieu, je fais partie de l’équipe ! » crie Alice en m’attrapant le bras. Elle fait des bonds sur place.
« Bien joué ! » J’accroche sur mon visage un sourire trouvé dans quelque réserve que j’ignorais posséder.
« Hé, si tu ne m’avais pas soufflé les réponses, tu serais à ma place », crie-t-elle de nouveau.
Eh oui, Alice, j’en suis conscient.
« Qu’est-ce qu’on fait ? On retourne au bar pour se pinter ? » demande-t-elle.
Non, Alice, je n’ai plus d’argent. Soudain, je suis triste.
Je ne fais pas partie de l’équipe, il me reste 98 pence en poche et je suis éperdument amoureux sans espoir aucun.
DEUXIÈME MANCHE
« “Il appelle les valets des `Jeannot’[9], ce garçon”, dit Estella avec dédain avant que nous eussions terminé notre première partie. »
9
QUESTION : George, Anne, Julian, Timmy et Dick sont plus connus sous le nom de…
RÉPONSE : Club des Cinq.
À l’université, je m’attendais à vivre trois événements. Un, perdre ma virginité ; deux, être recruté comme espion ; trois, disputer l’University Challenge. Ma virginité, je l’ai jetée par-dessus les moulins à Southend deux semaines avant de partir, grâce à Karen Armstrong, lors d’une étreinte maladroite et alcoolisée contre une poubelle à roulettes, derrière le grand magasin Littlewoods. Il n’y a pas grand-chose à dire de cette expérience. La terre n’a pas bougé, mais la poubelle, si. Après coup, si j’ose dire, il y a eu quelques débats pour savoir si nous « l’avions fait comme il fallait », ce qui vous donne un aperçu de mon talent insigne et de ma dextérité. Rentrant à la maison par cette mémorable nuit d’été en nous partageant les délices postcoïtales d’un fond de cidre tiède Merrydown (éteignoir) le bien-nommé –, Karen n’arrêtait pas de répéter : « Surtout n’en parle pas, n’en parle pas, n’en parle pas », comme si nous venions de faire quelque chose d’épouvantable. En un sens, elle avait raison.
Quant à être un espion au service de Sa Majesté, même en laissant de côté la question idéologique, je suppose qu’il faut parler des langues, alors que je n’ai qu’un français niveau bac. J’avais eu une bonne note, mais, vu ce mince bagage, je ne pourrais infiltrer qu’une école primaire française, ou, à la rigueur, une boulangerie. Cobra Rouge, ici Hirondelle Noire ; j’ai toutes les informations sur le nombre de fournées.
Restait le Challenge. Mais ça aussi, je l’ai foiré. Ce soir, c’est la première rencontre, et il m’a fallu tout mon pouvoir de persuasion pour y être simplement invité. Patrick éludait, et quand j’ai réussi à le coincer, il m’a dit que le remplaçant n’était pas nécessairement présent, les chances qu’un des membres de l’équipe se fasse écraser dans la rue étant quasi nulles. Mais j’ai insisté jusqu’à ce qu’il cède. Autrement, comment voir Alice ? En traînant dans les couloirs de la cité universitaire ?
Non que je n’y aie pas pensé. Depuis notre rencontre il y a six jours, je ne l’ai plus vue. Ce n’est pas faute de la chercher partout : à la bibliothèque, où je fais le tour de chaque table. Aux répétitions, où je rôde devant le théâtre. Au bar, avec Marcus et Josh, quand on me présente à mon corps défendant à de sempiternels James, Hugo et Jeremy, je garde les yeux fixés sur la porte, au cas où elle entrerait. Entre les cours, je la guette sans jamais la voir, ce qui suggère que son expérience universitaire est aux antipodes de la mienne. Ou qu’elle sort avec quelqu’un. Elle est peut-être déjà tombée amoureuse d’un salaud à la belle gueule (et aux pommettes hautes), un poète nicaraguayen en exil ou un sculpteur et a passé cette semaine au lit à boire des vins fins et à lire de la poésie à haute voix.
N’y pense pas. Sonne de nouveau.
Je commence à me demander si Patrick ne m’a pas donné exprès une fausse adresse. Je suis près de m’en aller quand je l’entends dévaler l’escalier.
« Salut, lui dis-je avec un sourire radieux quand il m’ouvre enfin la porte.
— Salut, Brian », grogne-t-il en s’adressant à ce point au-dessus de ma tête qui semble avoir ses faveurs. Je le suis dans l’escalier jusqu’à son appartement privé.
« Tout le monde vient, ce soir ? dis-je, mine de rien.
— Je crois.
— Tu leur as parlé personnellement ?
— Oui.
— Alors, tu as parlé à Alice ? »
9
Entre le XVIIe siècle et 1864, « Jack » faisait partie du vocabulaire des tavernes où l’on jouait au All-Fours. Le mot était considéré comme vulgaire. On lui préférait « Knave » pour désigner le valet. Traduction Charles Bernard-Derosne, 1861.