Il s’arrête et me regarde.
« Pourquoi ?
— Simple curiosité.
— T’inquiète. Elle vient. » Il porte de nouveau son sweat-shirt officiel, ce qui me déroute. Pourquoi ? Si c’était celui de Yale ou Harvard, je comprendrais : snobisme oblige. Mais pourquoi afficher le nom d’une université qu’on fréquente tous ici et maintenant ? Craint-il que les gens le prennent pour un imposteur ?
On entre dans l’appartement, petit et moche, qui évoque un logement type du bloc de l’Est. Une odeur de viande hachée tiède et d’oignon flotte dans l’air.
« J’ai apporté du vin, dis-je.
— Je ne bois pas.
— Ah, c’est vrai.
— Mais il te faut un tire-bouchon, je suppose. J’en ai un quelque part. Tu veux du thé, ou tu comptes démarrer directement à l’alcool ?
— Je préfère du vin.
— Bon. Si tu veux entrer là, je reviens tout de suite. Tu ne fumes pas, n’est-ce pas ?
— Non.
— Ici, c’est strictement interdit.
— Je t’ai dit que je ne fumais pas…
— Installe-toi et ne touche à rien ! » Parce qu’il est en troisième année et a manifestement des parents fortunés, Patrick s’est organisé une existence rangée et semi-adulte. De vrais meubles, à lui sans doute ; un poste de télévision, une vidéo, un vrai salon non colonisé par un lit, un réchaud et une douche. On ne se croirait pas chez un étudiant : une place pour chaque chose et chaque chose à sa place, comme dans une cellule de moine ou la piaule d’un tueur en série particulièrement méticuleux. En son absence, j’examine la pièce. Le seul ornement, sur le mur de son bureau, est une affiche représentant une plage, avec des traces de pas disparaissant dans le soleil couchant et un poème édifiant destiné à vous persuader que Jésus veille en permanence à vos côtés. L’honnêteté me pousse à souligner que si Jésus avait été avec lui l’an dernier au studio de télé, Patrick aurait fait mieux que ses soixante-cinq points minables.
On sonne. Je l’entends dévaler gauchement l’escalier. J’en profite pour inspecter les étagères ; pour l’essentiel des ouvrages d’économie soigneusement classés par ordre alphabétique, une bible américaine Good News, « traduite » en anglais de Grande-Bretagne. Sur l’autre étagère, des vidéos Monty Python : sacré Graal ! et les Blues Brothers, de John Landis révèlent le côté plus léger de Patrick Watts.
Ces films voisinent avec vingt cassettes VHS identiques – des vidéos artisanales aux titres soigneusement écrits sur le carton blanc placé au dos. Je m’approche pour les lire et reste bouche bée :
3/3/1984 : Newcastle contre Sussex
10/3/1984 : Durham contre Leicester
17/3/1984 : King’s Cambridge, contre Dundee
23/3/1984 : Sydney Sussex[10] contre Exeter
30/3/1984 : Umist[11] contre Liverpool
6/4/1984 : Birmingham contre UCL[12]
Et ça continue : Keele contre Sussex, Manchester/Sheffield, Open University contre Édimbourg. Au sommet des cassettes, une photo encadrée posée côté pile. Je me sens un peu comme Marion Crane/Janet Leigh dans le motel de Psychose, mais ne peux résister à la tentation : je regarde. C’est Patrick en train de serrer la main à Bamber Gascoigne, et je comprends avec horreur que j’ai violé le sanctuaire de Patrick, et que ledit Patrick est un fou furieux.
« Tu fouines, Brian ? »
Je sursaute et tâte ma poche, à la recherche d’une arme. Patrick est sur le seuil, Lucy Chang, derrière lui, regarde par-dessus son épaule, son panda faisant de même par-dessus sa propre épaule.
« J’admire ta photo, dis-je.
— Parfait. Peux-tu la remettre exactement comme tu l’as trouvée ?
— Oui, oui, bien sûr…
— Du thé, Lucy ?
— Oui. Volontiers. »
Il me jette un regard signifiant « bas les pattes » avant de retourner à la cuisine. Lucy s’assied sur la chaise de bureau de Patrick, mais tout au bord, comme pour ne pas écraser son animal. On se sourit en silence quand, sans raison apparente, elle laisse échapper un petit rire nerveux et cristallin. Elle est minuscule, très soignée, vêtue d’un chemisier blanc impeccable, repassé et boutonné jusqu’au cou. C’est peut-être sans importance, mais elle est séduisante aussi, malgré l’implantation particulière de ses cheveux, qui semblent rejoindre insidieusement la ligne de ses sourcils, comme une perruque qui aurait glissé en avant.
Je cherche quelque chose à lui dire – que, selon le Livre Guinness des records, Chang est le nom le plus répandu au monde ? Elle doit le savoir. Je préfère donc la féliciter :
« Quel score brillant : quatre-vingt-neuf points !
— Oh merci. Et bravo à toi, bravo d’…
— … d’avoir perdu ?
— Heu… oui ! »
Elle rit de nouveau, de ce petit rire pur et haut perché. Par politesse, je ris aussi.
« Pas grave. Échouer encore, c’est échouer mieux.
— Samuel Beckett, non ?
— Oui. (Je la regarde, bluffé.) Tu étudies quoi, déjà ?
— La médecine. Deuxième année. »
Je me dis : Mon Dieu, c’est une surdouée. Je la regarde avec un respect mêlé de crainte alors qu’elle se débat pour ôter son sac à dos fantaisie.
« J’aime ce panda, dis-je.
— Merci.
— C’est un drôle de pékin qui regarde par-dessus ton épaule – ou devrais-je dire un drôle de beijing ? »
Elle me regarde sans sembler comprendre. Je me crois obligé d’ajouter : « Je suppose qu’il vient de chez toi. »
Elle semble perplexe. « Tu veux dire de ma chambre ?
— Non, de… de ton pays d’origine. (Je patauge.)
— Oh, tu veux dire la Chine, parce que c’est un panda, c’est ça ? Non. En fait, je suis originaire de Minneapolis.
— Mais tes parents, ils sont d’où ?
— De Minneapolis.
— Et les parents de tes parents ?
— De Minneapolis. »
Elle me sourit avec une gentillesse sincère, bien que je sois à l’évidence un ignorant, doublé d’une ordure raciste.
« Minneapolis : c’est là d’où vient Prince, dis-je.
— Exactement. Sauf que je ne l’ai jamais rencontré. »
J’essaie encore : « Tu as vu le film sur lui, Purple Rain ?
— Non, et toi ?
— Deux fois.
— Ça t’a plu, alors.
— Pas particulièrement. »
Elle hausse les sourcils.
« Dingue, hein ? dis-je, ajoutant avec humour et un bon accent américain : Va savoir pourquoi… »
La porte s’ouvre enfin sur le gros Colin Pagett muni de quatre bouteilles d’ale et d’un seau en carton plein de Kentucky Fried Chicken. Patrick le fait entrer dans le living comme un valet de chambre introduit un ramoneur ; lors du silence embarrassant qui suit, j’ai le loisir de ruminer l’art difficile de la conversation. Dans l’idéal, au réveil, on me tendrait un script de tout ce que j’aurais à dire dans la journée. Je pourrais ainsi pondre et corriger mes dialogues en coupant les lourdeurs et les blagues idiotes. Malheureusement, c’est impossible. Se taire constamment l’est aussi.
On pourrait comparer la conversation au fait de traverser une rue ; avant d’ouvrir la bouche, je devrais prendre un moment pour regarder des deux côtés, réfléchir soigneusement à ce qui va en sortir. Si cela rend ma parole un peu lente et guindée, comme un échange téléphonique transatlantique, si cela suppose, métaphoriquement, de rester un peu plus longtemps au bord du trottoir à regarder à gauche et à droite, eh bien soit, car il est clair que je ne peux pas continuer à trébucher ainsi, à me lancer à l’aveuglette dans la circulation des idées. Il faut que j’arrête de me faire écraser par tout le monde.