— Sais pas non plus, Tone. »
Jimmy Page attaque le solo de guitare. Spencer fait la grimace.
« Ça va finir un jour, ou ça va durer jusqu’à la fin des temps ? demande-t-il.
— Exactement sept minutes, trente-deux secondes de pur génie.
— De pure torture, plutôt, dis-je. D’ailleurs, pourquoi c’est toujours toi qui choisis les groupes ?
— Parce que c’est mon ghetto-blaster.
— Que tu as tiré. Techniquement, il appartient toujours à Currys.
— Ouais, mais j’ai acheté les piles.
— Non, tu les as tirées.
— Pas celles-là. Je les ai achetées.
— Combien ?
— 1,98 livre.
— D’accord. Si je te file 66 pence, on peut écouter quelque chose de potable ?
— Kate Bush par exemple ? D’accord, Jackson, mettons du Kate Bush, tout le monde prend son pied avec Kate – ah, danser et chanter en chœur sur la musique de Kate Bush ! »
Tandis que Tone et moi nous chamaillons, Spencer se penche sur l’appareil et, nonchalamment, éjecte The Best of the Zep qu’il envoie à la mer.
« Hé ! », crie Tone en lui lançant dessus sa canette de Skol tout en lui courant après sur la jetée. Il vaut mieux rester en dehors de leurs bagarres. Tone, sans doute possédé par l’esprit d’Odin ou je ne sais qui, tend à perdre le contrôle de soi et si je m’en mêle, je finirai étendu par terre, Spencer assis sur mes bras maintenus au-dessus de ma tête tandis que Tony me pétera à la figure. Je me tiens donc peinard et bois ma bière tout en regardant Tone essayer de balancer les jambes de Spencer par-dessus la rambarde.
Nous sommes en septembre, mais il y a dans l’air du soir une fraîcheur humide qui annonce la fin de l’été, et je ne regrette pas d’avoir enfilé ma capote achetée au surplus militaire. J’ai toujours détesté l’été : le contre-jour sur l’écran de télévision qui devient irregardable l’après-midi, la contrainte implicite de porter des T-shirts et des shorts. Je déteste les T-shirts et les shorts. Si je m’installais devant la porte d’une pharmacie en T-shirt et short, je suis sûr qu’un brave vieux, me prenant pour une tirelire, essaierait en vain de me glisser une pièce dans la caboche.
Non, ce que j’attends vraiment, c’est l’automne, les feuilles mortes qu’on disperse sous les pieds en parlant avec exaltation des poètes métaphysiques du XVIIe siècle avec une fille prénommée Emma, ou Catherine, ou Françoise, ou je ne sais quoi. Elle porterait des collants opaques en laine noire et arborerait une coupe de cheveux à la Louise Brooks, je la raccompagnerais dans sa petite mansarde sous les toits et nous ferions l’amour devant son radiateur électrique à résistance unique. Après, nous lirions T.S. Eliot à haute voix tout en buvant de minuscules gobelets d’un porto millésimé sur fond sonore de Miles Davis. Voilà comment j’envisage mon avenir immédiat. Mon expérience universitaire, plus précisément. J’aime ce mot d’« expérience ». Il m’évoque Alton Towers – les montagnes russes de tous les parcs d’attractions, en fait.
Leur bagarre terminée, Tone évacue ce qui lui reste d’agressivité en jetant aux mouettes les boulettes de porc à la sauce aigre-douce. Spencer revient en rentrant ses pans de chemise et s’assied à côté de moi ; il ouvre une nouvelle canette qu’il boit avec autant d’élégance que s’il utilisait un verre à cocktail.
Spencer est la personne qui me manquera le plus. Il n’ira pas en fac, alors qu’il est, de loin, le type le plus intelligent que je connaisse, le plus beau aussi, et le plus cool. Je ne le lui dirai pas, bien sûr, parce que ce serait sexuellement inapproprié, mais de toute façon je n’ai pas besoin de le dire puisqu’il le sait. S’il l’avait voulu, il aurait fait des études supérieures, mais il a saboté ses examens ; pas délibérément au sens exact du terme, mais tout le monde l’a vu faire. Il était assis à côté de moi pour l’épreuve d’anglais, celle avec des questions multiples sur les œuvres inscrites au programme. Aux mouvements de son stylo, on voyait bien qu’il n’écrivait pas mais qu’il dessinait. Pour la question sur le théâtre de Shakespeare, il dessinait les Joyeuses Commères de Windsor ; pour celle sur la poésie, il faisait un croquis sous-titré : « Wilfred Owen vit en direct l’horreur des tranchées. » J’ai essayé plusieurs fois de capter son regard, de lui adresser une mise en garde muette et affectueuse du genre « Attention, mon pote… », mais il gardait la tête soigneusement baissée sur ses gribouillages. Au bout d’une heure, il s’est levé et, avant de sortir, m’a fait un clin d’œil – pas insolent, mais plutôt ému –, ce clin d’œil aux yeux rouges que vous adresse le soldat intrépide qu’on emmène au peloton d’exécution.
Après, il ne s’est tout simplement plus présenté aux épreuves. En privé, on a prononcé une fois ou deux les mots « dépression nerveuse », mais Spencer était bien trop cool pour craquer. Ou, s’il l’avait fait, il avait réussi à donner de ce qui le fragilisait une image aussi cool que lui. Ce que j’en pense vraiment ? Ce truc existentiel torturé à la Jack Kerouac est super jusqu’à un certain point : s’il interfère avec vos études, ça ne va plus.
« Alors, qu’est-ce que tu vas faire, Spence ? »
Il me fixe, les yeux réduits à deux fentes.
« Tu veux dire quoi, par “faire” ?
— Je parle du boulot.
— J’en ai un, de boulot. »
Spencer pointe au chômage tout en travaillant au noir pour la station-service de l’A 127 ouverte toute la nuit.
« Je sais qu’aujourd’hui tu en as un, mais après ? »
Il a le regard fixé au loin, sur l’estuaire, et je regrette d’avoir abordé le sujet.
« Ton problème, Brian, mon ami, c’est que tu sous-estimes les charmes de la vie nocturne dans une station-service : je peux manger toutes les sucreries que je veux, lire tous les atlas routiers que je veux, inhaler des vapeurs très intéressantes. Je peux même boire du vin à l’œil, si j’en veux. » Il avale une grande goulée de bière, cherchant visiblement un moyen de changer de sujet. Plongeant la main dans son blouson vintage Harrington, il en sort une cassette avec des titres manuscrits sur la jaquette. « J’ai fait ça pour toi. Pour que tu fasses croire à tes futurs copains étudiants que tu as des goûts musicaux corrects. »
Je la prends en main. Sur le dos, Spence a écrit en capitales, et en 3D : Compilation pour Bri en FAC. Du travail d’artiste.
« C’est super, Spence. Merci, vieux.
— Ça va, Jackson, c’est juste une cassette vierge à 69 pence achetée en solde. Pas la peine d’en faire un fromage. »
Mais nous savons tous deux que quatre-vingt-dix minutes d’enregistrement de compil représentent au bas mot trois heures de travail. Encore plus si on se donne le mal de designer le dos plastique.
« Mets-la dans l’appareil avant que cet abruti de Tone revienne. »
J’insère la cassette et appuie sur Lecture. Curtis Mayfield chante « Move on Up ». Spencer était autrefois un mod, un « moderniste » qui, suivant le conseil de Curtis Mayfield, avait « bougé », mais en délaissant les nouveautés pour s’intéresser aux activistes blacks, aux classiques de la soul, de la funk et du rhythm’n’blues tels Al Green ou Gil Scott-Heron, ancêtre du hip-hop. Ce genre de trucs. Spencer est si cool qu’il aime même le jazz. Pas seulement Sade et The Style Council, mais le vrai jazz, irritant et ennuyeux. On reste assis un moment à écouter. Tone, pour leur faire rendre les pièces, est maintenant en train de cajoler les télescopes de la pointe d’un couteau à cran d’arrêt acheté lors d’une sortie scolaire à Calais ; Spence et moi le regardons faire avec l’indulgence résignée de parents devant leur ado affligé de troubles aigus du comportement.