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Dieu merci, pour le moment, nous n’avons pas besoin de parler car, tandis que nous attendons Alice, Patrick nous passe une de ses précieuses cassettes vidéo – la grande finale de l’an dernier : nous voyons une seconde fois l’équipe de Dundee gagner, tandis que Patrick marmonne les réponses et que Colin engloutit son baril de poulet frit. Pendant un quart d’heure, ce sont les seuls bruits qu’on entende : Colin rongeant une cuisse et Patrick marmottant comme un malade mental, perché sur le bras du canapé.

« … Kafka… nitrogène… dix-neuf cent cinquante-six… le duodénum… question piège : aucun… CPE… Bach… »

Parfois, je réponds, ou parfois Colin, la bouche pleine d’une viande sombre – Ravel, L’Enfer de Dante, Rosa Luxemburg, Veni vidi vici –, mais Patrick tient à marquer son territoire, montrer qu’il est le chef : il élève la voix :

« … les Moody Blues… Goya… typhoïde… tous sont des nombres premiers… »

J’aime ce jeu télévisé autant que lui mais je commence à trouver qu’il va un peu loin.

« … le Rhin… le Rhône… le Danube… mitochondrie… le pendule de Foucault… »

Il a tout appris par cœur ? Tente-t-il de nous faire croire qu’il n’a jamais visionné cette cassette auparavant ? Ou qu’il sait tout cela depuis toujours ? Qu’est-ce que Lucy Chang peut bien en penser ? Je la regarde : elle fixe le sol, les paupières baissées, et je me dis qu’elle est gênée, ce qui se comprend, puis je vois ses épaules secouées par… mais oui, par un fou rire réprimé.

« … Keats : Ode à une urne grecque… le Bo Didley beat… le massacre de la Saint-Barthélemy… 1948, guerre froide : le pont aérien au-dessus de Berlin… »

Juste au moment où Lucy va pouffer, on sonne. Patrick désamorce la bombe en descendant ouvrir, nous laissant tous les trois les yeux rivés à l’écran. En fin de compte, c’est Colin qui parle, d’une voix de basse lente de conspirateur :

« C’est moi qui déconne, ou ce type est complètement allumé ? »

L’entrée d’Alice allège l’atmosphère. Elle est hors d’haleine, emmitouflée dans un manteau et une écharpe, et elle porte des mitaines en daim. Souriante, elle nous salue tour à tour. « Hello, Bri », me dit-elle avec chaleur en me faisant un petit clin d’œil provocateur. Patrick, ce sagouin, s’agite autour d’elle, lissant de la main sa chevelure de plastique beige, lui offrant son propre siège, lui proposant, comme si c’était le sien, un verre du cabernet-sauvignon bulgare qui a déséquilibré mon budget. « Ça ne te dérange pas si je fume ? » demande-t-elle. « Pas du tout », répond-il avec allégresse, comme si c’était une idée géniale qu’il aurait dû avoir lui-même avant de chercher d’un regard circulaire ce qui pourrait servir de cendrier ; il prend sur son bureau une coupelle à trombones qu’il déverse avec une négligence de souillon sur le bois de la table.

Alice s’assied à côté de moi sur le canapé, sa hanche étroitement pressée contre la mienne. Patrick se racle la gorge pour s’adresser à l’équipe :

« Alors, nous y voilà. Le Club des Quatre. Et je crois vraiment que cette année, ce sera un bon cru… »

Attends un peu : le Club des « Quatre » ? Il aurait pu dire des Cinq, ça ne l’aurait pas tué.

« … Pour vous expliquer le fonctionnement, le premier stade consiste à se qualifier pour le concours télévisé. Ce sera dans quinze jours. Sans cérémonie, mais difficile. Je propose donc que d’ici là, nous nous retrouvions tous les quatre deux fois, même jour, même heure, pour répondre aux questions que je vais préparer. On pourrait aussi visionner une cassette ou deux pour arriver à l’épreuve détendus. »

Minute : tous les quatre ? Et pourquoi pas moi ? Si je ne viens pas, je ne verrai plus Alice. Je lève le doigt pour poser une question, mais Patrick, occupé à insérer une cassette dans le lecteur, ne le remarque pas. Je me racle la gorge : « Euh, Patrick…

— Brian ?

— Et moi, je ne viens pas ?

— Je n’en vois pas la nécessité.

— Tu ne crois pas que ce serait pourtant une bonne idée de…

— On n’aura besoin de toi qu’en cas d’urgence. Je crois qu’il vaut mieux que tous les quatre, nous nous habituions à être entre nous, pour sentir que nous formons une équipe. Car tu le sais, l’équipe c’est nous.

— Vous n’avez même pas besoin de moi comme observateur ?

— Non, Brian, même pas. » Il presse le bouton Play de la vidéo. « Bon, c’est Leeds contre Birbeck, les quarts de finale d’il y a deux ans. Un excellent concours… » Il se rassied sur le canapé, Alice entre nous deux, tandis que je concocte un plan pour l’assassiner.

10

QUESTION : Que signifie la devise latine qui entoure le lion rugissant au début des films de la Metro Goldwyn Mayer ?

RÉPONSE : Ars Gratia Artis, « L’art pour l’art ».

« Personnellement, je dois dire que je le déteste. L’idée que son poème est un chant d’amour est bidon. C’est juste celui d’un pauvre type excité, frustré, qui ne pense qu’à glisser la main dans la culotte de sa maîtresse en nous rebattant les oreilles avec son “chariot ailé du temps”, incapable de prendre “non” pour une réponse. Il n’y a certainement rien de lyrique, de romantique, ni d’érotique dans ces vers – du moins, pas pour une femme, dit d’une voix traînante l’amie d’Alice, Erin, la fausse blonde aux yeux de chat. En fait, si un mec m’envoie ce poème ou me le lit, j’appelle la police. Pas étonnant que sa maîtresse soit prude. Ce poète est un misogyne absolu.

— Vous trouvez Andrew Marvell misogyne ? demande le professeur Morrison en se renfonçant dans le fauteuil où il est à moitié affalé.

— Au fond, oui. Dans ce poème en tout cas.

— Alors, la voix du poète et la voix dans le poème sont une seule et même chose ?

— Pourquoi pas ? Il n’utilise ici aucun procédé suggérant qu’il se distancie de son personnage.

— Et vous, Brian, qu’en pensez-vous ? »

Pour être honnête, je pense à Alice. Je gagne donc du temps en me frottant les oreilles, comme si j’avais besoin d’échauffer des facultés critiques tombées dans les lobes. C’est mon troisième tutorat, et au précédent je me suis fait prendre en flagrant délit de mensonge : je prétendais avoir lu Mansfield Park, de Jane Austen, alors que j’en avais seulement vu la moitié d’un épisode à la télé. J’ai donc intérêt à me rattraper. Je dégaine ma formule-choc : « contexte historique ».

« Je pense que c’est plus compliqué que ça, surtout si on place le poème dans son contexte historique… » Erin se pourlèche en soupirant, comme elle tend à le faire chaque fois que j’ouvre la bouche en cours. Elle me déteste, c’est clair, et je me demande pourquoi, car je lui souris tout le temps. À moins que ce ne soit justement pour ça. Attention. Concentre-toi. « Pour commencer, il y a ici une nette dimension d’humour. L’emphase est voulue, en un sens un peu comme dans le Sonnet 130 de Shakespeare : “Les yeux de ma maîtresse ne ressemblent en rien au soleil”… (je tiens le bon bout !)… sauf qu’ici, la rhétorique rend le personnage ridicule – le désespoir, les extrémités auxquelles il arrive pour persuader sa bien-aimée de céder font de lui une figure essentiellement comique. C’est la comédie de la frustration sexuelle et de l’humiliation romantique qu’il nous joue. En fait, la “prude maîtresse” éponyme, objet de sa passion malheureuse, a tout le pouvoir…