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— Quel ramassis de conneries réactionnaires et phallocrates ! s’écrie Erin, indignée, qui s’agitait depuis un moment sur son siège en faisant grincer le vinyle. La “prude maîtresse” n’a aucun pouvoir, aucune personnalité non plus. C’est une moins-que-rien, un personnage insignifiant défini par sa seule beauté et son peu d’empressement à se faire sauter. Quant au ton, il n’est ni comique ni lyrique mais condescendant, manipulateur et dictatorial. »

Chriss, le hippy à la main sale, intervient, et je lui laisse la parole, pas mécontentant qu’Erin se fasse les griffes sur lui. Le professeur Morrison m’adresse un petit sourire paternel me donnant à penser qu’il est d’accord avec moi. J’aime bien le professeur Morrison. Je le crains aussi un peu, ce qui semble la bonne combinaison de sentiments à l’égard d’un universitaire. Il ressemble vaguement au naturaliste David Attenborough – un autre point positif –, en maigre, avec une petite bedaine évoquant un coussin glissé sous sa chemise pas très nette. Il est vêtu de velours fatigué et porte des cravates tricotées. Il écoute ce qu’on lui dit avec une attention extrême, la tête légèrement penchée, les doigts joints en triangle devant sa bouche, exactement comme les intellectuels à la télé.

Pendant que Chris se fait écorcher vif par Erin sous les yeux de notre prof, mon attention faiblit un peu. Je regarde le jardin par la fenêtre en recommençant à penser à Alice.

En rentrant chez moi après la séance de travaux dirigés, je rencontre en ville Rebecca Je-ne-sais-quoi. En compagnie de deux Jeunes Hommes en colère (« lesréacsmefoutentvraimentlesboules »), elle fourre des tracts dans la main de passants indifférents. Je songe tout d’abord à traverser, car, franchement, elle me fatigue un peu, surtout depuis notre dernière conversation, puis je me ravise, m’étant promis de me faire autant d’amis que possible à la fac, même s’ils semblent ne pas m’aimer beaucoup.

« Salut.

— Tiens, Fred Astaire. Ça va ? (Elle me tend un tract m’incitant à boycotter la Barclays.)

— En fait, l’argent de ma bourse vient d’une autre organisation bancaire charitable, humanitaire et multinationale », dis-je avec une lueur espiègle dans le regard – du gaspillage car elle ne me prête plus attention. Elle est trop occupée à crier : « Luttez contre l’apartheid ! Soutenez le boycott. N’achetez plus de produits sud-africains ! Dites non à l’apartheid ! » Commençant à me sentir moi-même un peu boycotté, je vais m’éloigner quand elle me demande d’un ton légèrement radouci : « Alors, comment se passe ton insertion ? Tu t’adaptes ?

— Oui, à peu près. Je partage une maison avec deux Rupert. À part ça, ça va. » Je lui ai glissé une allusion codée à la lutte des classes pour lui faire plaisir, mais elle ne semble pas comprendre. Elle me regarde, perplexe.

« Ils s’appellent tous les deux Rupert ?

— Non. Respectivement Marcus et Josh.

— Qui sont les Rupert, alors ?

— Oh, c’est un terme militaire. Les officiers versus les hommes de troupe. Les fils à papa de droite, quoi. »

La plaisanterie a perdu de son mordant. Je me demande si je dois lui proposer de l’aider à distribuer ses tracts. Après tout, c’est une cause qui me tient à cœur ; ma règle de ne pas manger de fruits d’Afrique du Sud est presque aussi stricte que celle de ne pas manger de fruits en général. Mais maintenant, Rebecca tend le reste de sa liasse à ses camarades.

« Bon, ça suffit pour aujourd’hui. À une autre fois, Toby ; à bientôt, Rupert… »

Je me retrouve soudain en train de descendre la rue avec elle, sans vraiment savoir qui a pris l’initiative.

« On va où maintenant ? me demande-t-elle, les mains enfoncées dans les poches de son imper de vinyle noir.

— En fait, j’allais au musée.

— Au musée municipal ?

— Oui. J’avais envie de mater leurs collections. »

Elle fronce le nez. « D’accord. Allons “mater” ! »

Elle prend la tête. Je marche dans sa foulée.

Ah, la vieille, l’inusable ruse de l’art. J’attendais depuis longtemps de l’utiliser, vu qu’à Southend ce n’était pas gagné. Mais ici, c’est impeccable. Ambiance feutrée de bibliothèque, bancs de marbre, gardiens assoupis sur leurs chaises dures. Dans l’idéal, mon plan c’était d’y emmener Alice pour un rendez-vous amoureux, mais répéter avec une autre fille me permet de travailler ma spontanéité.

J’avoue sans honte qu’il m’arrive de réagir aux arts visuels de façon assez superficielle ; par exemple, je suis capable de dire qu’un personnage de tableau ressemble à telle ou telle vedette de la télé. Il y a aussi une étiquette muséale que j’ignore – combien de temps rester devant chaque tableau, quels commentaires faire, ce genre de choses. Pourtant, avec Rebecca, nous avons le même rythme, ce qui est confortable, car trop lent, nous nous ennuierions à mort, et trop rapide, nous passerions pour des ignares.

Nous sommes dans la galerie des peintures du XVIIIe, plantés devant une toile à la manière de Gainsborough qui n’a rien d’extraordinaire, de la main de quelqu’un que j’ignore, représentant une lady et un lord plantés sous un arbre.

« La perspective est fantastique », dis-je. Mais attirer son attention sur des objets qui rapetissent avec l’éloignement me semble un peu succinct. Je choisis donc un angle d’attaque marxiste – sociopolitique à tout le moins.

« Regarde-moi leur tronche ! Ils pètent d’autosatisfaction.

— Si tu le dis…, me répond-elle platement.

— Les arts te laissent froide ?

— Pas du tout. Je trouve seulement qu’on n’a pas besoin de rester pendant des heures à se caresser le menton devant des croûtes encadrées de bois doré. Regarde-moi ça… » Les mains toujours enfoncées dans ses poches, elle désigne l’ensemble de la galerie d’un air dédaigneux en soulevant les pans de son manteau comme des ailes de chauve-souris. « Ces portraits de riches oisifs inspectant leurs biens mal acquis, ces scènes de dur labeur rural qui ressemblent à des illustrations pour boîtes de chocolats, ces fermes avec des cochons tout propres… Je veux dire, regarde cette monstruosité – elle désigne un nu grassouillet d’un rose crémeux, étendu sur une méridienne –, du porno soft pour marchands d’esclaves. Et où sont ses poils pubiens, bon sang ? Tu as déjà vu une femme nue qui ressemble à ça ? » J’envisage de lui dire que je n’ai jamais vu de femme nue, mais je me tais pour ne pas compromettre ma crédibilité artistique. « Elle est destinée à qui, cette peinture ? poursuit Rebecca.

— Tu ne crois pas à la valeur intrinsèque de l’art ?

— Non, je ne crois pas à la valeur intrinsèque de l’art quand quelqu’un, quelque part, décide que c’est de “l’art”. Ces tableaux, c’est le genre de merde qu’on voit sur les murs des clubs conservateurs de province.

— S’il y avait la révolution, vous brûleriez tout ça je suppose.

— Bon sang ! tu ne pourrais pas te débarrasser de ta touchante habitude de réduire les gens à des stéréotypes ? »