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Je la suis dans une salle où sont exposées des natures mortes et décide de détourner la conversation du politique en lui demandant comment on écrit « nature morte » au pluriel. Je trouve que c’est une tactique habile, le genre de question à dix balles très BBC Radio 4, mais elle ne mord pas à l’hameçon.

« Et toi, où est-ce que tu te situes politiquement ?

— Heu… je pense être un humaniste libéral de gauche.

— C’est-à-dire rien.

— Je ne dirais pas ç…

— Et tu étudies quoi, déjà ?

— Eng. Lit.

Inglit ?

— Littérature anglaise.

— Jamais entendu cette abréviation chez nous. Et à part tirer au flanc, ça t’apporte quoi ? »

Je choisis d’ignorer ce commentaire pour pouvoir faire mon petit numéro.

« Tu vois, dis-je, je n’étais pas sûr de ce que je voulais faire. Mes notes, tout d’abord au brevet, puis au diplôme d’études secondaires m’ouvraient un assez large spectre de possibilités, et je pensais me lancer dans l’histoire, l’art, ou peut-être les sciences. Mais l’avantage de la littérature, c’est qu’elle englobe toutes les disciplines à la fois – l’histoire, la philosophie, la politique, le droit des femmes et des homos, la sociologie, la psychologie, la linguistique, la science. La littérature est la réponse structurelle du genre humain au monde qui l’entoure, c’est donc normal que cette réponse comporte toute une… (je calcule mon coup)… panoplie de concepts, d’idées, de problèmes. »

Et cætera. Pour être franc, ce n’est pas la première fois que je tiens ce petit discours. Je l’ai glissé dans tous mes entretiens de sélection et, sans atteindre à la rhétorique géniale de Churchill (« Nous nous battrons sur les plages… »), j’ai fait un malheur avec les profs, surtout quand je parle avec les mains et m’ébouriffe les cheveux. Là, je parachève :

« Alors, comme le dit à Polonius, à l’acte II, scène II, le Hamlet de la pièce éponyme, c’est en fin de compte de cela qu’il s’agit : “Des mots, des mots, des mots…”, et ce que nous appelons littérature est en fait le vecteur de ce qu’on pourrait nommer en termes plus juste… l’étude de l’universel. »

Rebecca pèse ce que je viens de dire en me jetant un regard sagace.

« Ça fait longtemps que je ne m’étais pas farci un tombereau de conneries pareilles », me lance-t-elle en s’éloignant. Je lui trotte derrière.

« Tu trouves ? dis-je.

— Tu veux un conseil ? Pourquoi tu ne t’assieds pas en silence sur ton derrière pour lire pendant trois ans ? Au moins, ce serait honnête. La littérature n’apprend pas tout, et même si elle le faisait, ce serait de la façon la plus inutile, superficielle et la moins concrète qui soit. Vraiment, quelqu’un qui croirait découvrir des tuyaux pratiques sur la politique ou la psychologie en feuilletant Au bois lacté de Dylan Thomas déconnerait à pleins tubes. Tu t’imagines quelqu’un qui te dirait : “Bonjour, monsieur Untel, je vais vous ôter la rate et, d’accord, je n’ai pas fait médecine mais ne vous inquiétez pas, j’ai beaucoup aimé Les Aventures de Pickwick.

— La médecine est un cas à part.

— Mais pas la politique, l’histoire, le droit ? Pourquoi ? Parce qu’ils sont plus faciles ? Parce qu’ils n’exigent pas la même rigueur analytique ?

— Tu ne crois donc pas que les romans, la poésie et le théâtre contribuent à la qualité et à la richesse de la vie ?

— Je n’ai pas dit ça, que je sache. Ils y contribuent au même titre qu’un morceau de musique pop de trois minutes et que personne n’éprouve le besoin d’étudier pendant trois ans. »

Je suis sûr qu’Alexander Pope a écrit là-dessus quelque chose de pertinent qui me sauverait la mise si je m’en souvenais. Une critique de l’utilitarisme, un mot que j’ai envie d’employer, mais je ne sais pas trop comment. Je décide d’esquiver la référence savante.

« Ce n’est pas parce qu’une chose n’a pas d’application concrète qu’elle n’est pas utile. »

Rebecca fronce le nez et je comprends que je m’engage sur un terrain sémantique glissant. Mieux vaut changer de tactique et prendre l’offensive.

« Et toi, qu’étudies-tu de si utile ? demandé-je.

— Le droit. Deuxième année.

— Je vois. Enfin une discipline utile.

— Espérons-le. »

Oui, c’est sûr. Une discipline de bon sens. Je ne voudrais pas me trouver en face de Rebecca Epstein dans un prétoire. Elle doit, avec son accent de Glasgow, vous aboyer des trucs du genre : « Och ! Définissez vos termes » et : « Och ! Votre argument est spécieux. » En fait, maintenant, je ne veux même plus discuter avec elle. Je me tais, et nous traversons en silence les salles d’archéologie, avec leurs vitrines emplies de fossiles, de pièces romaines et d’antiques instruments aratoires. Je suppose que c’est là un avant-goût de ces joutes verbales qui caractérisent la vie intellectuelle universitaire. Il y a bien les discussions en tutorat avec Erin, mais elles sont comme les « brûlures indiennes » qu’on se faisait sur les bras quand on était gosses : il s’agit simplement de savoir combien de temps on tiendra. Avec Rebecca, j’ai l’impression de recevoir un coup de poignard dans l’œil. Mais je ne suis ici que depuis trois semaines ; je suis sûr que je vais progresser ; au fin fond, je me sens capable de repartie, même si je mets trois jours à en trouver une. Dans l’intervalle, je décide de changer de sujet et lui demande :

« Qu’est-ce que tu as envie de faire ?

— Je ne sais pas. Aller boire un verre, si ça te dit.

— Non, quand tu auras ton diplôme.

— Sais pas encore. Quelque chose qui aura une incidence sur la vie des gens. M’orienter vers le barreau ne me tente pas tellement, mais les lois sur l’immigration m’intéressent. Le Centre d’information sur les droits du citoyen fait du bon boulot. La politique ou le journalisme sont aussi des options à retenir, pour aider à chasser ces brutes de tories. Et toi ?

— L’enseignement ou la recherche. Écrire, d’une façon ou d’une autre.

— Qu’est-ce que tu écris ?

— Oh, rien pour le moment. (Je jette un caillou dans l’eau.) Un peu de poésie.

— Allons bon, tu es un poète et je ne m’en étais pas aperçue ! (Elle regarde sa montre.) Je ferais mieux de rentrer.

— Où loges-tu ?

— À Kenwood Manor, la cité U où il y avait cette soirée calamiteuse.

— Là où habite mon amie Alice ?

— La blonde, la belle Alice ?

— Elle est belle ? Je n’avais pas remarqué. (Là, j’ai lancé un ballon d’essai d’humour postféministe auquel Rebecca ne semble pas sensible car elle lève les yeux au ciel.)

— Comment la connais-tu ? demande-t-elle.

— Nous sommes dans la même équipe de l’University Challenge », dis-je en haussant les épaules avec désinvolture.

Le gloussement de Rebecca ébranle les murs du musée.

« Tu plaisantes !

— Qu’y a-t-il de si drôle ?

— Rien, rien du tout. Je ne me doutais pas que je parlais à une future vedette du petit écran, c’est tout. Qu’essaies-tu de prouver ?

— Que veux-tu dire ?

— Quand on fait un truc pareil, on a quelque chose à prouver.