« Alors, tu reviendras les week-ends ? me demande Spence.
— Je ne sais pas. J’espère bien. Mais pas tous.
— Débrouille-toi, vieux. Autrement, je serai coincé ici avec Conan le Barbare… »
Spencer désigne du menton Tone qui fait maintenant des ciseaux en l’air pour démolir les télescopes.
« On devrait porter un toast, non ? »
Spencer me regarde en faisant la moue. « Un toast ? Pour quoi faire ?
— Eh bien, boire à l’avenir, je ne sais pas, moi. »
Spence soupire et trinque avec moi – canette contre canette.
« Alors, à l’avenir, et à la disparition de ton acné.
— Va te faire voir, Spencer.
— Va te faire voir, Brian. »
Mais il rit.
Aux dernières canettes, on est plutôt beurrés. Étendus sur le dos, moi entre mes deux meilleurs amis, on se tait en écoutant la mer et Otis Redding qui chante « Try a Little Tenderness » ; le ciel dégagé est plein d’étoiles, et j’ai l’impression que la vraie vie va enfin commencer, qu’absolument tout est possible.
Je veux pouvoir écouter des sonates pour piano et savoir qui les a composées. Je veux assister à des concerts de musique classique et savoir à quel moment on peut applaudir. Je veux piger le jazz moderne sans me dire que les musiciens font des fausses notes. Je veux connaître les origines exactes du Velvet Underground et le nom de tous ses membres. Je veux m’immerger dans le Monde des Idées, je veux comprendre les théories économiques complexes et ce que les gens trouvent à Bob Dylan. Je veux des idéaux politiques à la fois radicaux et humanistes et des débats passionnés mais argumentés, autour de tables de cuisine en pin, où je dirai des choses du genre : « Définis tes termes ! » et « Ton axiome est de toute évidence spécieux ! » avant de découvrir que le soleil vient de se lever et que nous avons parlé toute la nuit. Je veux utiliser en toute confiance des mots comme « éponyme », « solipsisme » et « utilitariste ». Je veux apprendre à apprécier les bons vins, les liqueurs exotiques et les whiskeys pur malt ; apprendre à les boire sans avoir l’air d’un parfait idiot, et manger des mets aux noms bizarres tels les œufs de charadriidés et le homard thermidor – des choses a priori infectes, sinon imprononçables. Je veux faire l’amour en toute sobriété, sans la moindre crainte, en plein jour (ou, du moins, avec la lumière allumée) à des femmes belles, sophistiquées et intimidantes ; je veux apprendre à parler couramment plusieurs langues (et peut-être même une langue morte ou deux), et garder toujours sur moi un petit carnet de cuir dans lequel je noterai les pensées percutantes qui me viennent, sans compter les inévitables poèmes. Plus que tout, je veux lire tous les livres – pavés, livres en papier bible reliés de cuir avec des rubans rouges pour marquer la page, recueils d’occasion poussiéreux de poésies diverses, essais parfaitement indigestes commandés à prix d’or à des universités étrangères.
À un certain moment de ma vie, j’espère qu’on m’estimera capable d’avoir des idées originales. Je voudrais plaire, et même être aimé, mais pour ça, on verra. Quant à mon futur métier, je ne sais pas encore ce qu’il sera, mais j’irai l’exercer le matin sans avoir l’estomac noué et il ne m’inspirera aucun mépris, même s’il m’assure une certaine sécurité financière. Voilà ce qu’une éducation universitaire va me procurer.
On finit la bière puis la situation dégénère. Tone lance mes souliers à la mer et je dois rentrer chez moi en chaussettes.
2
QUESTION : Dans quel film de Michael Powell et Emeric Pressburger de 1948, librement inspiré d’un conte d’Andersen, Moira Shearer danse-t-elle jusqu’à la mort devant une locomotive à vapeur ?
RÉPONSE : Les Chaussons rouges.
Le 16 Archer Road, comme toutes les habitations de cette rue, est une maison jumelée à un seul étage. Une maisonette, comme on dit ici, que les Français définiraient tout simplement comme une maisonnette tellement elle est petite. J’y vis avec ma mère. Un garçon de dix-huit ans et une veuve de quarante et un ans entassés là-dedans, c’est d’un inconfort suprême. Vous voulez un exemple ? Ce matin, à 8 h 30, je suis encore au lit en train d’écouter sur la BBC le Breakfast Show tout en contemplant mes maquettes d’avion pendues au plafond. Je sais bien que j’aurais dû depuis longtemps ôter ces mobiles qui, depuis deux ans, avaient perdu leur dimension touchante et nunuche pour devenir plaisamment kitsch. Je les ai donc laissés où ils étaient.
Maman entre, puis elle frappe.
« Bonjour, chère marmotte, dit-elle.
— Frapper, ça ne te vient pas à l’idée ?
— Mais j’ai frappé !
— Oui : après être entrée.
— Et alors ? J’interromps quelque chose de privé ? (Ton vaguement polisson.)
— Non, mais…
— Ne me dis pas que tu as caché une fille dans ton lit. (Elle tiraille un coin du duvet.) Allez, cocotte, sors d’ici. N’aie pas honte. Qui que tu sois, expliquons-nous entre femmes. »
Je remonte le duvet au-dessus de ma tête.
« Je descends tout de suite, dis-je.
— Bon sang, ça pue ici. Tu t’en rends compte ?
— Je ne t’entends pas, maman.
— Ça sent le garçon. Comment vous débrouillez-vous, les jeunes, pour sentir le fauve ?
— Une chance que je parte, hein ?
— À quelle heure est ton train ?
— 12 h 15.
— Alors qu’est-ce que tu fais encore au lit ? Tiens, un cadeau d’adieu pour toi. »
Elle m’envoie un tube en plastique qui ressemble à un étui de balles de tennis. Il contient trois slips d’homme en coton, roulés serrés. Rouge, blanc et noir : les couleurs du drapeau nazi.
« Maman, tu n’aurais pas dû…
— Oh, ce n’est pas grand-chose.
— Non, je veux dire que j’aurais préféré que ce ne soit pas… ça.
— Ne fais pas le malin. Lève-toi, mon garçon. Tu as tes bagages à faire. Et ouvre une fenêtre, je te prie. »
Après son départ je secoue le tube en plastique pour faire tomber les slips sur le duvet, savourant la virile solennité de l’occasion. Car ce sont définitivement les derniers sous-vêtements que ma mère m’achètera. Le blanc ? Ça va. Le noir ? Il durera (pas salissant). Mais le rouge ? Il est censé être « osé », ou je ne sais quoi. Pour moi, les slips rouges signifient « stop », et « danger ».
N’empêche que, possédé par un esprit d’aventure, je me lève et enfile le slip écarlate en pensant que, contrairement aux chaussons rouges du film, j’arriverai à l’enlever. En me regardant dans la glace du placard, j’espère que oui, car on dirait qu’on m’a tiré une balle dans l’aine. Je remets néanmoins mon pantalon de la veille et, l’haleine chargée et les dents entartrées, encore un peu dans les vapes à cause des Skol de la veille au soir, je descends prendre mon petit déjeuner. Ensuite, je me ferai couler un bain, expédierai ma valise et décamperai. J’ai du mal à y croire. J’ai du mal à croire que je peux partir d’ici.
Bien entendu, aujourd’hui, le grand défi, c’est de faire mes bagages, quitter la maison et monter dans le train sans que maman me dise : « Papa aurait été fier de toi. »
Un mardi soir de juillet : il fait encore jour dehors, les rideaux sont à moitié tirés pour qu’on puisse voir correctement l’écran de télé. Je suis en pyjama et robe de chambre, tout juste sorti du bain, le goût du Dettol dans la bouche. Je me concentre à mort sur le bombardier Airfix 1/72 Lancaster posé sur le plateau à thé que j’ai sur les genoux. Papa, tout juste rentré du travail, boit une bière brune ; la fumée de sa cigarette flotte dans le soleil couchant.