« PREMIÈRE QUESTION À DIX POINTS : QUEL SOUVERAIN ANGLAIS A VU LA FIN DU SERVICE ACTIF ? »
« George V », dit papa.
« George III, dit Wheeler, Jesus College, Cambridge.
— Exact. La belle commence avec une question sur la géologie. »
« Tu t’y connais en géologie, Brian ?
— Un peu », dis-je, au culot.
« D’APPARENCE CRISTALLINE OU VITREUSE, LAQUELLE DES TROIS CATÉGORIES DE ROCHE EST FORMÉE PAR LA SOLIDIFICATION DE LA MATIÈRE TERRESTRE EN FUSION ? »
Je connais la réponse. J’en suis sûr.
« Volcanique », dis-je.
« Magmatique, dit Armstrong, Jesus, Cambridge.
— Exact. »
« Tu y étais presque », me dit papa.
« COMMENT DÉFINIT-ON LA TEXTURE DES ROCHES MAGMATIQUES CONTENANT DE GROS CRISTAUX APPARENTS NOMMÉS PHÉNOCRISTAUX ? »
Je tente le coup :
« Granuleuse », dis-je.
« Porphyrique ? hasarde Johnson, Jesus, Cambridge.
— Exact. »
« Tu y étais presque », me dit papa.
« “PORPHYRIA’S LOVER”, DANS LEQUEL LE PROTAGONISTE ÉTRANGLE SA BIEN-AIMÉE AVEC LA TRESSE DE SES CHEVEUX… (MINUTE, JE LA CONNAIS CELLE-LÀ !) A ÉTÉ ÉCRIT PAR QUEL POÈTE NARRATIF VICTORIEN ? »
C’est Robert Browning : on l’a étudié la semaine dernière en cours d’anglais.
« Robert Browning », dis-je, en essayant de ne pas hurler.
« Robert Browning, répond Armstrong, de Jesus, Cambridge.
— Exact. » L’assistance applaudit Armstrong, de Jesus, Cambridge, mais en réalité nous savons tous deux que les applaudissements sont pour moi.
« Bon sang, Bri, comment sais-tu ça ? demande papa.
— Je le sais, c’est tout. »
Je me retiens de me retourner pour regarder son visage, voir s’il sourit, ce qu’il fait rarement ces temps-ci – pas en rentrant du boulot de toute façon – mais je ne veux pas paraître suffisant ; je me contente de regarder son visage reflété sur l’écran. Il tire sur sa clope et pose la même main sur ma tête, comme un cardinal, et me caresse les cheveux de ses longs doigts tachés de nicotine.
« Tu vas te retrouver un jour là-bas, si tu ne fais pas gaffe », dit-il.
Pour une fois, je me sens intelligent, futé, sagace. Je me souris à moi-même.
Mais après, j’en rajoute. Je tente de répondre à toutes les questions et je me plante régulièrement, mais cela n’a pas d’importance, car ce jour-là, j’ai su au moins une chose, et une prochaine fois, j’en saurai d’autres.
L’honnêteté me pousse à confesser que je n’ai jamais été l’esclave de la mode et de ses fluctuations. Ce n’est pas que je sois antimode, c’est juste que les divers mouvements auxquels j’ai appartenu ne m’ont jamais vraiment convenu. En fin de compte, la dure réalité, c’est que si vous êtes un fan de Kate Bush, de Charles Dickens, de Scrabble, du naturaliste David Attenborough et du quiz University Challenge, il ne vous reste pas grand-chose en termes de mouvements de jeunesse.
Ce n’est pas faute d’avoir essayé. À une certaine époque, l’idée que j’étais peut-être un gothique m’empêchait de dormir, mais je crois que c’était juste une phase. De plus, être un gothique mâle vous oblige à vous déguiser en vampire aristocratique, et s’il y a un rôle dans lequel je ne serai jamais convaincant, c’est bien celui-là. Je n’ai tout simplement pas les pommettes qu’il faut. Et leur musique ! Elle est atroce.
Je n’ai donc jamais vraiment essayé de me frotter aux subcultures jeunes. Je suppose qu’on pourrait définir mon style personnel comme décontracté mais classique. Je préfère les pantalons de coton à pli au denim, et le denim noir au bleu. Les pardessus doivent être épais et longs, avec le col relevé, les écharpes doivent être à glands mais pas trop, noires ou bordeaux, et elles sont essentielles entre le début septembre et la fin mai. Les souliers doivent être à semelles fines, pas trop pointus et – capital – on ne doit les porter que noirs ou marron avec des jeans.
Je n’ai pourtant pas peur d’expérimenter, surtout en ce moment où j’ai l’occasion de me réinventer. La vieille valise de mes parents ouverte sur le lit, je passe en revue les achats que j’ai faits pour l’occasion. Vient en premier ma veste d’ouvrier, une sorte de caban incroyablement dense, noir et chaud, qui donne l’impression d’avoir un âne[2] sur le dos. J’en suis assez content, ainsi que du mélange de bohème artistique et de travail de force qu’elle symbolise – « Bon, Shelley, c’est bien beau, mais faut que j’aille goudronner. »
Puis viennent les cinq chemises de grand-père aux tons assortis de bleu et de blanc que j’ai payées £ 1,99 pièce lors d’un raid londonien sur Carnaby Street, mené en compagnie de Tone et Spencer. Spencer les déteste, mais moi, je les trouve fabuleuses, surtout combinées au gilet noir dégoté pour 3 livres dans une vente de charité au profit des personnes âgées. J’ai dû le cacher à maman, non qu’elle ait quelque chose contre les vieux, mais parce qu’elle trouve que porter des vêtements d’occasion, c’est vulgaire – la dernière étape de la déchéance avant de faire les poubelles pour se nourrir. L’effet que je recherche avec ce gilet, ces chemises et les lunettes rondes cerclées, c’est celui du jeune officier commotionné que l’on a arraché aux horreurs du front pour lui faire effectuer un service civil dans une ferme d’un village paumé du Gloucestershire où il se heurte à la méfiance bourrue des gens du coin, mais où il est aimé en secret et de loin par la fille du pasteur, une suffragette splendide et livresque adonnée au pacifisme, au végétarisme et à la bisexualité. Mon gilet est vraiment fabuleux. De plus, il n’est pas d’occase, il est vintage.
Puis il y a la veste de velours côtelé brun de papa. Je la pose à plat sur le lit et en croise soigneusement les manches sur la poitrine. Il y a devant une légère tache de thé qui date d’il y a deux ans, quand j’ai commis l’erreur de vouloir la porter pour une soirée disco de l’école. Je sais que cela peut sembler un peu morbide, mais je pensais que ce serait un beau geste, une sorte de tribut payé à mon père. J’aurais dû en parler à ma mère avant : quand elle m’a vu devant la glace vêtu de la veste de papa, elle s’est mise à hurler et m’a jeté sa tasse de thé dessus. Quand elle a finalement compris que ce n’était que moi, elle a éclaté en sanglots et, étendue sur le lit, elle a pleuré une demi-heure – de quoi vous bousiller le moral avant une fête, je vous jure. Quand elle s’est calmée et que j’ai pu aller à la soirée disco, voici la conversation que j’ai eue avec mon grand amour de la semaine, Janet Parks :