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— Ouais. Ça colle.

— Pourquoi ?

— Parce que tu es “The Man with the Child in his Eyes”, dit-elle en ricanant dans son verre de bière.

— Toi, qu’est-ce que tu écoutes en ce moment par exemple ?

— C’est éclectique : le groupe post-punk de Manchester Durutti Column, Marvin Gaye, Cocteau Twins, de vieux blues, Muddy Waters, The Cramps, Bessie Smith, Joy Division (Manchester), les New York Dolls, Sly and the Family Stone, ce genre de groupes tu vois ? Je te ferai une compilation, des fois que je pourrais te décrocher de cette musique de nanas. Méfie-toi, Brian, de ces auteurs-compositeurs femmes. Elles sont d’une douceur plaisante, mais si tu les écoutes trop, des seins vont commencer à te pousser.

— Bon, si mon cadeau ne te plaît pas, dis-le… (Je me lève pour changer le disque.)

— Non, non, je le garde. Je suis sûre qu’il finira par me plaire. Merci infiniment, Brian. Très chrétien de ta part. »

Nous restons ensuite assis tous les deux en silence. Puis elle prend ma main et la serre en me disant : « Vraiment, merci beaucoup, Brian. »

Dix minutes plus tard, nous sommes étendus sur le lit et la même main semble avoir trouvé sa voie dans son soutien-gorge.

On dit que même l’intime est politique. C’est certainement vrai. En matière de baisers, Rebecca Epstein est tout aussi radicale, directe et intransigeante. Je suis étendu sur le dos et elle m’enfonce la tête dans l’oreiller, ses dents de devant heurtant les miennes. Comme je suis disposé à ne rien lui céder, je cogne les miennes contre les siennes ; notre émail ne résistera pas longtemps. L’alcool, combiné aux émanations du chauffage à gaz, me fait tourner la tête ; je panique un peu, mais en même temps, c’est amusant, comme être taclé en cour de récréation. L’émulsion pâteuse de son rouge à lèvres crée un sas autour de nos deux bouches, de telle sorte que lorsqu’elle finit par détacher la sienne, je m’attends à entendre le même pop sonore qu’on entend dans les dessins animés, quand on ôte une ventouse du visage d’un des personnages.

« Ça va ? » me demande-t-elle. On dirait, de nouveau comme Tess D’Urberville, qu’elle a écrasé une poignée de fraises sur sa bouche tant celle-ci est barbouillée.

« Très bien », réponds-je. Du coup, elle repart à l’attaque. Elle sent la levure de bière, la Golden Virginia et les cosmétiques. Pour ma part, je ne peux m’empêcher de m’inquiéter à cause du curry que j’ai mangé. Dois-je prétendre devoir aller aux toilettes pour pouvoir me brosser les dents ? Mais elle saura que j’ai fait cela pour elle, et je ne veux pas lui sembler conventionnel. La mauvaise haleine est-elle en quelque sorte originale ? Probablement pas. Mais si je me brosse les dents, elle risque de croire qu’elle doit faire de même, ce que je ne souhaite pas du tout. J’aime bien le goût du tabac, cette impression de fumer par procuration. Mieux vaut continuer. Mais où cela va-t-il nous mener ? Comme un ventriloque, j’essaie de placer ma main en haut de son dos, mais elle porte toujours son imper ceinturé, et quand j’arrive à glisser la main à ce niveau, je découvre que son pull est rentré dans sa jupe. Je cherche donc une voie alternative par l’encolure du pull, ce qui m’oblige à tordre la main à angle droit, comme le plus maladroit des pickpockets, mais je finis par y arriver. Elle porte un balconnet noir en dentelle, légèrement rembourré, ce qui me surprend et m’oblige un moment à m’interroger sur ses opinions politiques en matière de soutiens-gorge. Ce rembourrage est tellement peu en phase avec le caractère de Rebecca… Pourquoi devrait-elle se conformer à des notions de féminité arbitrairement définies par les hommes ? Pourquoi se croirait-elle obligée de coller à cette image sexy qu’aucune femme dans la vraie vie n’est capable d’arborer, à part peut-être Alice Harbinson ?

Soudain elle arrête la séance de baisers et je m’attends à ce qu’elle me fasse des reproches ; au lieu de quoi, elle me dit d’une petite voix : « Brian…

— Quoi ?

— Il faut que je te dise quelque chose. Je ne plaisantais pas tout à l’heure quand je te disais que ça venait…

— Ça va. Pour moi aussi, ça vient. »

Elle me regarde d’un œil ironique.

« Ça m’étonnerait.

— Pourtant si. J’en ai pas l’air comme ça, mais je suis…

— Tu es en train de me dire que tu as tes règles ?

— Quoi ? Oh, je vois. Je croyais que tu voulais dire, tu vois…

— Quoi ?

— Que tu étais excitée. Comme moi. Pour les garçons “avoir la trique”. » Ma main quitte sans retour son soutien-gorge. Assise au bord du lit, elle lisse ses collants et s’assure que je n’ai pas déchiré son pull. J’ai tout gâché.

« Finalement, ce n’est pas une bonne idée.

— Oh, honnêtement, ça ne me gêne pas.

— De quoi parles-tu ?

— De tes règles. Je suis parfaitement décontracté s’agissant de ce genre de choses.

— Tant mieux, Jackson, car il n’y a rien au monde que je puisse faire pour échapper à la malédiction, n’est-ce pas ?

— “Décontracté” était une façon de parler. Désolé si le mot t’a déplu.

— Je parie qu’Alice Harbinson n’a même pas ses menstrues.

— Pourquoi tu dis ça ?

— Parce qu’elle doit payer une autre fille pour les avoir à sa place.

— Une seconde : qu’est-ce que tout cela a à voir avec Alice Harbinson ?

— Rien. » Elle se tourne vers moi et semble à deux doigts de me rembarrer de nouveau, au lieu de quoi elle esquisse un sourire. « Ôte le rouge à lèvres que tu as sur la figure. Tu as l’air d’un clown. » Je m’essuie avec un coin du duvet et je l’entends murmurer : « Un putain de clown…

— Qu’est-ce que j’ai encore fait ?

— Tu le sais, non ?

— Mais c’est toi qui as commencé.

— Commencé quoi ?

— À parler d’Alice.

— Oh, arrête tes salades, Jackson.

— Mais c’est vrai ! c’est toi qui l’as mentionnée la première.

— Tu penses sans arrêt à elle, non ?

— Non, pas du tout. »

En fait, oui, tout le temps. Rebecca me fixe assez longtemps pour s’en assurer.

Puis elle appuie le dos de ses mains contre ses yeux.

« Je suis un peu bourrée. Il vaut mieux que je parte. » Je n’en étais pas sûr avant, mais maintenant je n’ai aucune envie de lui voir tourner les talons. Je me hisse donc avec effort de mon futon pour venir me planter devant elle. Elle détourne la tête.

« Pourquoi veux-tu partir ?

— Je ne sais pas. Ce qui vient de se passer, on ne pourrait pas… l’oublier ?

— Bon. Très bien. C’est entendu. Je préférerais que tu ne partes pas, mais si c’est ce que tu veux…

— Oui, je crois. »

Elle se lève, rajuste son manteau et se dirige vers la porte en me laissant me demander ce que j’ai encore fait de mal – en dehors de mon ineptie chronique et crasse. Je la suis jusqu’en bas, où elle doit enjamber le tas de bicyclettes qui encombrent le hall.

« Et merde, j’ai filé mes collants.

— Laisse-moi au moins te raccompagner chez toi.

— Non, merci.

— Ça ne me dérange pas…

— Inutile.

— Tu ne devrais pas rentrer seule.

— Ça va, je te dis.

— Vraiment, j’insiste… » Elle me regarde, pointe son index vers moi et me dit d’un ton brusque : « Et moi, j’insiste pour que tu ne me raccompagnes pas. Compris ? » Nous sommes tous deux désarçonnés par la violence de son ton. Nous nous regardons en nous demandant ce qui se passe, et elle finit par dire : « D’ailleurs, tu devrais aller te coucher. Tu as tes règles, tu te souviens ? (Elle ouvre la porte.) Nous ne parlerons plus jamais de cet incident, d’accord ? Et n’en parle à personne. Surtout pas à cette Alice Harbinson de merde. C’est promis ?