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MOI : Tu viens danser ce slow, Janet ?

JANET PARKS : Jolie veste que tu as là, Bri.

MOI : Merci.

JANET PARKS : D’où elle vient ?

MOI : Elle était à mon père.

JANET PARKS : Mais je croyais ton père… mort ?

MOI : Ouais.

JANET PARKS : Et tu portes la veste de ton père mort ?

MOI : Affirmatif. Alors ce slow ?

À ce stade Janet Parks met la main devant sa bouche puis s’éloigne de moi pour aller chuchoter dans un coin, en me montrant du doigt, avec Michelle Thomas et Sam Dobson avant de se tirer avec Spencer Lewis. Je n’en veux à personne, d’autant plus qu’à la fac, cet épisode n’aura plus aucune importance. Personne n’en saura rien sauf moi. À la fac, ce vêtement ne sera qu’une chouette veste de velours, point. Je la plie et la mets dans ma valise.

Maman entre, puis frappe. Je referme en hâte le couvercle pour qu’elle ne voie pas l’objet de son émoi. Elle semble déjà assez déprimée comme ça. Après tout, elle a pris sa matinée rien que pour pouvoir pleurer.

« Tu es presque prêt, on dirait.

— Presque.

— Tu ne veux pas emporter la friteuse ?

— Non, je m’en passerai très bien, maman.

— Mais qu’est-ce que tu vas manger alors ?

— Il m’arrive d’avaler autre chose que des frites, tu sais.

— Non, justement !

— Bon, je vais essayer alors. De toute façon, il y a les précuites qu’on n’a qu’à mettre au four. »

Je me retourne pour vérifier qu’elle sourit presque.

« Dépêche-toi. »

Le train ne partira que dans des heures mais ma mère confond les gares avec les aéroports internationaux, où il faut arriver horriblement en avance. Nous n’avons jamais pris l’avion, mais c’est tout juste si elle ne m’a pas obligé à aller me faire vacciner.

« Je partirai dans une demi-heure », dis-je. Il y a un silence. Puis maman dit quelque chose que je ne suis pas sûr d’avoir compris, mais qui me semble plus ou moins dans le registre « Papa serait fier, etc. ». Elle décide néanmoins de le garder pour plus tard et tourne les talons. Je m’assieds sur la valise pour la fermer puis m’étends sur mon lit, regardant ma chambre pour la dernière fois. Le genre de moment où je fumerais si je fumais.

Je n’arrive pas à croire que ça m’arrive vraiment. Je me sens adulte, enfin indépendant. Ne devrait-il pas y avoir une cérémonie quelconque ? Dans certaines tribus d’Afrique, il y aurait des rites initiatiques incroyables qui dureraient quatre jours, impliquant tatouages et hallucinogènes puissants à base de jus de crapaud pressé, et les sages du village enduiraient mon corps de sang de singe. Ici, en fait de rites de passage, il y a trois pantalons neufs et un duvet fourré dans un sac-poubelle.

En bas, je vois qu’on m’a préparé deux cartons à céréales géants remplis de tous les ustensiles de cuisine de la maison. Je suis sûr que la friteuse y est, astucieusement cachée sous de la vaisselle, le toaster que j’ai piqué chez Ashworth Electrical, une bouilloire, un exemplaire des Mille et Une Recettes pour réussir un hamburger et une boîte à pain remplie de six buns farinés et d’une miche extra-blanche. Il y a même une râpe à fromage, alors que maman sait que j’ai horreur du fromage râpé. « Je ne peux pas transporter tout ça », dis-je. Nous gaspillons les derniers moments symboliques et touchants de ma vie à la maison à ergoter : ai-je vraiment besoin d’un fouet à œufs et d’un grille-pain ? Non, il y en aura un là-bas. Et oui, j’ai besoin de la chaîne stéréo et des baffles. Une fois les négociations terminées, je me retrouve avec une valise, un sac à dos occupé par la stéréo et les livres, plus deux sacs-poubelle remplis d’oreillers et, sur les instances de ma mère, de serviettes de table.

Il est enfin temps de partir. J’insiste pour qu’elle ne m’accompagne pas à la gare car la rupture sera plus frappante, plus symbolique ainsi. Je suis sur le pas de la porte lorsqu’elle tire de son sac un billet de 10 livres, miniaturisé à force d’être plié, qu’elle me pose cérémonieusement sur la paume comme si c’était un rubis.

« Maman…

— Allez, prends-le.

— Ce n’est pas la peine…

— Allez. Et prends soin de toi.

— Promis.

— Et mange un fruit de temps à autre, et… (je sens sa gorge se serrer, ça y est)… Tu sais, n’est-ce pas, combien ton père serait fier de toi. »

Je pose un rapide baiser sur les lèvres sèches qu’elle me tend et, chargé comme un baudet, je marche en crabe jusqu’à la gare.

Durant le trajet, je mets mes écouteurs et me passe ma compil personnelle de Kate Bush, spécialement préparée pour l’occasion. Les enregistrements sont de qualité, mais notre stéréo est tellement médiocre que j’entends maman me hurler que les côtelettes sont cuites en plein milieu de « The Man with the Child in His Eyes ».

J’ouvre solennellement mon exemplaire neuf de La Reine des fées. (Nous allons étudier Spenser au premier trimestre.) Je me suis toujours considéré comme un bon lecteur, un garçon ouvert et tout, mais ce livre me paraît absurde. Je le pose après avoir lu les dix-huit premières lignes et me concentre sur Kate Bush, sur le paysage qui défile à toute allure, et sur le peaufinage de mon image – celle d’un garçon à l’air songeur, compliqué et intéressant. J’ai pour moi seul une grande fenêtre, quatre sièges et une table, une canette de coca et un Twix. Seule manque à mon bonheur la fille canon qui viendrait s’asseoir en face de moi et me dirait quelque chose comme…

« Excusez-moi, je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer que vous lisiez La Reine des Fées. Vous n’iriez pas par hasard à l’université étudier la littérature anglaise ?

— Justement, si.

— Mais quelle coïncidence fabuleuse ! Ça ne vous dérange pas que je me joigne à vous ? Au fait, je m’appelle Emily. Dites-moi, vous intéressez-vous par hasard à la musique de Kate Bush ? »

Ma conversation est si sophistiquée, si courtoise, si spirituelle, l’air que nous respirons tous deux est tellement chargé d’électricité sexuelle qu’au moment où nous arrivons à la gare, Emily, de l’autre côté de la table, se penche vers moi en mordant sa lèvre inférieure sensuelle et, l’air de ne pas y toucher, me dit : « Écoutez, Brian, je vous connais à peine et je n’ai encore jamais dit ça à un homme jusqu’ici, mais nous pourrions peut-être aller dans… un hôtel, ou quelque chose. Je ne peux combattre plus longtemps mon attirance pour vous… » J’acquiesce avec un sourire las signifiant : « Pourquoi cela m’arrive-t-il chaque fois que je prends le train ? » puis lui prenant la main, je l’emmène à hôtel le plus proche.

Sauf que, minute : tout d’abord, mes bagages, qu’est-ce que j’en fais ? Je peux difficilement débarquer dans un hôtel avec deux sacs-poubelle noirs, non ? Et l’argent ? Celui que j’ai gagné cet été dans ce petit boulot à l’usine est déjà passé dans la location de mon logement universitaire, je ne toucherai le chèque de ma bourse que la semaine prochaine, et, bien que n’ayant jamais mis les pieds à l’hôtel, je sais que c’est cher : 40 ou 50 livres pour… ne nous cachons pas la vérité… quelque chose qui durera dix minutes : quinze pénétrations avec un peu de chance, et un moment d’extase sexuelle bousillé par l’idée du rapport qualité-prix. Emily pourrait me proposer de partager le coût de la chambre, mais je serais obligé de refuser sous peine de lui sembler sordide. Et même si je finissais par accepter, il faudrait qu’elle me passe le fric, et on ferait ça quand ? Avant ou après l’amour ? De toute façon, ce geste ôterait à notre rencontre sa légère mélancolie, son côté doux-amer. Emily trouverait bizarre que je m’attarde pour profiter du confort fourni dans le prix. « Très chère Emily, faire l’amour avec toi fut beau et étrangement poignant. Mais maintenant, pourrais-tu m’aider à sortir les serviettes de mon sac à dos ? » De plus, est-ce judicieux de se précipiter au lit avec une camarade de fac ? Et si la tension sexuelle régnant entre nous contrariait notre travail ? Non, à la réflexion, l’idée n’est pas terrible. Mieux vaut fréquenter un peu Emily avant d’avoir une relation physique avec elle.