— Brian, qui t’a dit ça ?
— Toi, il me semble.
— Sans blague ? Eh bien oui, c’était lui. Pour en revenir à toi, ton corps est très bien.
— Tu trouves ? dis-je en tenant le pull contre moi comme une jeune mariée pudique.
— Dans le genre longiligne et anguleux des modèles d’Egon Schiele. »
J’enfile le pull de rechange en lui tournant de nouveau le dos et décide qu’il est temps de changer de sujet.
« Comment s’est passé le reste de tes vacances ?
— Oh, pas mal. Au fait, merci d’être venu.
— Merci à toi de m’avoir invité. Tu as réussi à te débarrasser de la viande froide ?
— Et comment ! Mingus et Coltrane te remercient.
— Et ta grand-mère est remise ?
— Ma grand-mère ? Ah, oui. »
Elle fixe la photo de mon père sur le mur et, en prenant soin de ne pas me regarder, me dit :
« C’était un peu… bizarre, non, ce qui s’est passé ?
— Si tu fais référence à la fumette, je te dirai que c’est moi qui étais bizarre : le fait de perdre ma virginité dans ce domaine, je suppose.
— Ce n’est pas seulement ça… Je t’ai trouvé bizarre au sens où j’ai eu l’impression que tu voulais me prouver quelque chose.
— Je me sentais un peu nerveux. Je n’ai pas l’habitude de fréquenter la haute.
— Oh, je t’en prie. (Ton brusque.) Ne commence pas avec ces conneries : la haute. Ce mot est laid, il n’a pas de sens, il n’existe que dans ta tête. Putain, je hais cette obsession de classe, en particulier dans cette fac où “plus prolo que moi, tu meurs” : les gens vous bassinent avec leurs pères ramoneurs borgnes et contrefaits, leurs chiottes sur le palier, les avions qu’ils n’ont jamais pris, etc. Ces discours glauques, tu vois – un pacson de mensonges pour l’essentiel. Et toi, pourquoi faut-il que tu me jettes ça à la figure ? Pour me culpabiliser ? Tu crois que c’est ma faute, ou quoi ? À moins que tu ne te vautres dans l’autosatisfaction d’avoir échappé à une condition sociale prédéterminée, ou autre foutaise ? Si tu veux mon avis, les gens sont les gens : ils s’élèvent dans l’échelle sociale ou dévissent en fonction de leurs propres talents et mérites, de leurs propres efforts, et le fait qu’ils appellent un canapé un “clic-clac” et le dîner “le thé” ne leur donne aucune supériorité morale sur les autres ; ils sont au contraire dans une autojustification larmoyante que je trouve minable… »
Le concerto de Bach atteint un crescendo derrière elle tandis qu’elle parle. J’en profite pour dire, sur un ton de commentateur politique : « Et voici que nous rejoint Mlle Harbinson, sortie vivante de l’attentat de Brighton contre le parti tory !
— Va te faire voir, Brian ! C’est injuste, terriblement injuste. Je ne juge pas les gens sur leurs origines et j’attends d’eux qu’ils me traitent avec la même courtoisie. » Elle s’est redressée sur mon futon et sabre l’air d’un index vengeur. « D’ailleurs, ce n’est pas mon argent, c’est celui de mes parents, et ils ne l’ont pas volé aux chômeurs, ni aux travailleurs exploités dans les ateliers clandestins de Johannesburg ou d’ailleurs ; ils ont bossé dur pour le gagner. Sacrément dur.
— Tu ne parles pas de tout leur fric, je suppose.
— Que veux-tu dire ?
— Je veux dire qu’il est en grande partie hérité de leurs propres parents.
— Et alors ?
— Alors, c’est un privilège, non ?
— Qu’est-ce que tu voudrais ? Qu’on enterre les gens avec leur argent quand ils meurent, comme dans l’ancienne Égypte ? Moi, j’aurais tendance à penser que transmettre ses biens, les utiliser pour aider sa famille, lui acheter la sécurité et la liberté est justement le meilleur usage que l’on peut en faire.
— Bien sûr. Je dis seulement que c’est un privilège.
— Évidemment que c’en est un : et ils le paient très cher en impôts – une putain de fortune – tout en essayant de produire quelque chose en échange de ce privilège. Si tu veux mon avis, il n’y a pire snob qu’un snob à rebours, et tant pis si cette opinion jure avec le prêt à penser des étudiants de gauche. J’en suis sincèrement convaincue, donc je le dis. J’en ai plus que marre des gens qui font passer leurs frustrations jalouses pour de la vertu. (Elle s’arrête et ramasse son mug de café d’une main quelque peu tremblante.) Naturellement, je ne parle pas pour toi, ajoute-t-elle.
— Naturellement, dis-je. » Je bois mon café, auquel je trouve un sale goût de dentifrice. On se tait un moment pour écouter Bach.
« Ce n’est pas le thème musical de l’émission Antiques Roadshow, l’évaluation en direct des antiquités apportées par le public ? me demande Alice.
— Si. Mais ce n’est pas précisé sur la couverture de l’album ! »
Elle sourit et remet sa tête sur mon oreiller. « Excuse-moi pour ce petit coup de sang, me dit-elle.
— Ce n’est rien. Je suis même d’accord avec toi… par moments. (Sauf que je ne peux m’ôter de la tête l’idée que Mingus et Coltrane bouffent végétarien.)
— Alors, on est toujours amis, n’est-ce pas, Brian ? Regarde-moi en face : oui ou non ?
— Oui, dis-je.
— Même si je suis à l’évidence la reine de Saba et toi un ramoneur avec la morve au nez ?
— Indéniablement.
— Alors on oublie tout et on repart de zéro ?
— On oublie quoi ?
— Le sujet qu’on vient juste d’… Oh, je vois. Tu me fais marcher !
— J’ai oublié.
— Bien. Parfait.
— Veux-tu qu’on aille au cinéma en fin d’après-midi ?
— Impossible. J’ai une audition.
— Pour quelle pièce ?
— Hedda Gabler, d’Ibsen.
— Quel rôle ?
— Le rôle-titre.
— Tu ferais une fabuleuse Hedda.
— Merci. J’espère. Mais je doute de l’obtenir. Les filles de licence ont monté leur coup. Ce serait déjà beau si j’obtenais celui de… (Elle prend l’accent cockney.) … “Berthe, la maudite servante…”
— Mais tu viens à notre répétition pour le jeu télévisé, après ?
— C’est ce soir ?
— Première séance du nouveau trimestre.
— Oh, mon Dieu. Je suis absolument obligée ?
— Patrick est très strict. Il m’a personnellement chargé de te le rappeler, ou il te vire de l’équipe. (Il n’avait jamais dit ça, naturellement, encore que…)
— Bon. Je te retrouve là-bas, alors. On ira boire un verre après. » Elle traverse la pièce et m’enlace. Je sens son parfum dans son cou. « Amis alors, n’est-ce pas ?
— Amis », dis-je.
Mais je rumine encore la conversation avec Alice quand le professeur Morrison me demande : « Dites-moi, Brian, pourquoi êtes-vous ici au juste ? »
La question me prend par surprise. Je cesse de regarder par la fenêtre et me tourne vers mon prof, confortablement enfoncé dans son fauteuil, les mains croisées sur son petit bedon.
« Euh… tutorat particulier. C’était bien à 14 heures ?
— Non, je veux dire ici, à l’université, dans la section de littérature anglaise ?
— Pour… apprendre.
— Pourquoi ?
— Parce que j’attache de la valeur à l’éducation.
— Quel type de valeur ? Marchande ?
— Non : personnelle. Elle vous rend meilleur.