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— Elle élève l’esprit ?

— Oui. Et plus que cela. J’aime bien apprendre, me cultiver.

— Vous aimez “bien” ?

— J’adore le savoir, disons. J’adore les livres.

— Leur contenu, ou leur accumulation sur une étagère ?

— Leur contenu, à l’évidence.

— Vous prenez donc vos études au sérieux ?

— Il me semble. » Il ne me répond pas, se contentant de se renfoncer dans son fauteuil. Il croise les bras derrière la tête et bâille. « Vous ne me croyez pas ?

— Je n’en suis pas sûr, Bri. J’espère que c’est vrai. Si je vous pose toutes ces questions c’est que votre dernière dissertation, “Orgueil et préjugés dans Othello” est tout simplement nullissime. Abominable. De bout en bout, depuis le titre jusqu’à la dernière ligne. C’est… atroce, vraiment atroce.

— Je l’ai écrite un peu vite, c’est vrai.

— Oh, ça, je m’en suis rendu compte. Mais le problème n’est pas là. C’est tellement vide, plat, niais, que je me suis demandé si vous n’aviez pas copié ce magma quelque part.

— Qu’est-ce qui vous a tellement déplu ? »

Il soupire, se penche en avant et se passe la main dans les cheveux, comme s’il allait m’annoncer son intention de divorcer.

« Pour commencer, vous parlez d’Othello comme s’il s’agissait d’un de vos vieux copains en train de mal tourner.

— Mais c’est bien ça, non ? Traiter le personnage comme un être réel, n’est-ce pas là un tribut payé à la vive imagination de Shakespeare ?

— C’est plutôt un tribut payé à votre manque de perspicacité, Brian. Othello est un personnage de fiction, une création. Une création particulièrement riche et complexe qui s’inscrit dans une œuvre d’art aboutie. Et tout ce que vous trouvez à dire, c’est qu’il est dommage que la peau noire d’Othello lui pose autant de problèmes. En somme, vous affirmez que le sectarisme, c’est mal. Génial. Pensez-vous une seconde que je tienne, moi, le sectarisme pour une vertu ? Quel sera le titre de votre prochaine dissertation, Brian : “Hamlet – pourquoi tire-t-il la gueule ?” Ou : “Les Capulet et les Montaigu – réconciliation possible ?”

— Non. Le racisme est pour moi un sentiment épouvantable auquel je m’oppose avec passion.

— Je veux bien vous croire, mais moi, qu’y puis-je ? Téléphoner à la mère de Iago pour lui demander de persuader son fils d’arrêter ses machinations ? En fait, ironiquement, en tant que discours sur la race, qu’il véhicule, votre portrait d’Othello en Bon Sauvage irréprochable, et influençable peut être tenu pour raciste en soi.

— Vous trouvez mon devoir raciste ?

— Non. Seulement d’une ignorance crasse ; or les deux sont liés. »

Je m’apprête à rétorquer mais, ne sachant que dire au juste, je me tais. Figé sur ma chaise, je me sens rouge d’humiliation, comme un gosse de six ans qui aurait mouillé sa culotte. Désireux d’en finir au plus vite, je me lève à moitié de ma chaise pour prendre les feuilles posées sur la table. « Très bien, je vais retravailler le sujet », dis-je. Mais le prof n’en a pas fini avec moi. Il les tire à lui.

« À mon sens, ce n’est pas le travail de quelqu’un qui “adore le savoir” ; c’est celui de quelqu’un qui fait semblant. Il n’y a pas une once d’intuition, d’originalité et d’effort intellectuel là-dedans. C’est creux, cagot, plein d’inexactitudes, intellectuellement immature, bourré d’idées reçues, de clichés, de ragots. (Il se penche et attrape mes feuilles du bout des doigts, comme s’il ramassait une charogne.) Et, pis que tout, c’est décevant. Je suis déçu que ce soit vous qui ayez écrit ça, et encore plus déçu que vous ayez jugé utile de me faire perdre mon temps et mon énergie à le lire. »

Il se tait, et je ne trouve rien à répondre. Je regarde donc par la fenêtre en attendant la fin de cette épreuve. Mais le silence est presque aussi inconfortable que les reproches ; je tourne la tête vers lui et il me dévisage d’un air que je pourrais qualifier de « paternel ».

« Brian, ce matin je donnais un tutorat particulier sur W.B. Yeats à une étudiante – une fille plutôt bien, éduquée dans une école de filles prestigieuse. Eh bien, à un certain moment, j’ai dû me lever pour aller chercher une carte dans ma voiture pour lui montrer où était l’Irlande du Nord. » Je vais parler, mais il lève la main pour m’en empêcher. « Brian, quand je vous ai fait passer un entretien dans ce même bureau l’année dernière, j’ai trouvé que vous étiez différent des autres. J’avais en face de moi un jeune homme passionné et enthousiaste. Un peu chien fou, si vous me permettez – comment dire… un peu gauche… c’est le mot juste, à votre avis ? Mais au moins, vous ne preniez pas votre éducation comme un dû. Nombre d’étudiants, surtout dans une université comme celle-ci, tendent à considérer leur formation universitaire comme trois ans de fête ininterrompue aux frais de l’État, avec vin et fromage à volonté, un appartement, une auto et un bon petit job à la sortie. Vous, je ne vous voyais pas comme ça.

— Je ne le suis pas.

— Alors, où est le problème ? Quelque chose vous tracasse ? Vous êtes déprimé, malheureux ? »

Bon sang, je n’en sais rien. Et si je l’étais ? Quand on l’est, on se sent peut-être comme je me sens en ce moment. Je devrais sans doute lui parler d’Alice. Être simplement amoureux, est-ce une excuse suffisante pour se conduire de façon irrationnelle ? Pour Othello, c’est sûr. Mais pour moi ?

« Alors, Brian, y a-t-il quelque chose dont vous souhaiteriez me parler ? »

Je suis fou d’amour pour une fille magnifique, plus accroché que je ne l’aurais jamais cru possible, jusqu’à l’obsession, mais elle est sexuellement inaccessible : au mieux, elle me trouve amusant, au pire, repoussant ; alors je suis peut-être en train de perdre la boule.

« Non, monsieur. Je ne vois pas.

— Bon, alors je ne sais pas d’où vient le problème car en regardant votre pourcentage de notes de cette année il semble que vous deveniez de moins en moins intelligent, ce qui, curieusement, n’est pas le but d’une éducation. »

25

QUESTION : Où sont situés la protubérance annulaire, le faisceau arqué, l’aire de Wernicke et le sillon de Rolando ?

RÉPONSE : Dans le cerveau.

C’est vrai : je m’abêtis. Pire, je me crétinise.

Et pas seulement dans l’équipe du Challenge, aux cours aussi. J’entre dans la salle et m’assieds, l’œil vif et alerte, et même quand le sujet m’intéresse vraiment – la poésie métaphysique, la théorie et les avatars du sonnet, ou l’émergence des classes moyennes dans le roman anglais –, je me retrouve en dix minutes si largué, si paumé que je pourrais aussi bien écouter un match de foot à la radio. Quand je me rends dans une bibliothèque universitaire qu’on entend quasiment gémir sous le fardeau sans limite du savoir humain, voici les deux choses qui m’arrivent régulièrement, dans cet ordre : a) Je commence à penser au sexe ; b) j’ai besoin d’aller aux toilettes.

En cours, soit je m’endors, soit je n’ai pas lu le livre parce que je me suis endormi dessus, soit encore, je ne le comprends pas d’emblée, ou je ne saisis pas les références, ou je lorgne les filles assises autour de moi, et même quand je comprends le cours, je n’ai rien à en dire, je ne sais même pas si je suis d’accord ou pas avec ce que disent les autres. L’occasion m’est offerte, aux frais de l’État, d’étudier les chefs-d’œuvre intemporels de la littérature et ma réflexion ne va jamais plus loin que : « Ouais » ou « Bof ». Et pendant ce temps, au premier rang, des petites merveilles surdouées aux cheveux aussi brillants que leur cerveau lèvent le doigt pour demander : « Vous ne trouvez pas que, au plan formel, la langue d’Ezra Pound est trop hermétique pour être analysée en termes structuraux ? » Je comprends individuellement chaque mot de cette phrase (« formel », « structuraux » et même « hermétique »), mais je n’ai aucune idée de leur sens quand ils sont agencés ainsi.