Même chose quand j’essaie de lire un de ces foutus trucs. Il se transforme en bouillie dans ma tête, au point que le poème de Shelley intitulé « Mont Blanc » devient : « L’univers éternel des choses / Déferle à l’esprit, roulant son rapide… bla-bla / Maintenant sombre… maintenant bla-bla… Maintenant bla-bla-bla… » jusqu’à ce que l’ensemble s’écroule et se désintègre. Bien sûr, si Shelley avait enregistré « Mont Blanc » sur un microsillon 78-tours 18 centimètres, je pourrais le réciter au mot près et savoir s’il figure au Top Ten, mais parce qu’il s’agit ici de littérature, un domaine intellectuellement exigeant, je me sens complètement largué. La triste vérité, c’est que j’adore Dickens et Donne et Keats et Eliot et Forster et Conrad et Fitzgerald et Kafka et Wilde et Orwell et Waugh et Marvell et Greene et Sterne et Shakespeare et Webster et Swift et Yeats et Joyce et Hardy, je les aime sincèrement. Mais eux ne me le rendent pas.
Quand cet abêtissement a-t-il commencé à se manifester ? Pourquoi rien ne marche-t-il comme il le faudrait ? Après tout, le cerveau est un muscle, et je croyais qu’en lui imposant un peu d’exercice, en le mettant sur la voie, il deviendrait une petite boule de protéine, blanche, maigre, vibrante, électriquement chargée, compacte comme un poing. Au lieu de quoi ma tête est emplie d’une substance tiède et humide, grise, graisseuse, inutile, le genre de cochonnerie qu’on trouve enveloppée dans un morceau de plastique à l’intérieur d’un poulet de supermarché. De fait, maintenant que j’y pense, je ne suis même pas sûr que, techniquement, le cerveau soit un muscle. Est-ce un organe ? Un tissu ? Une glande ? Oui, mon cerveau, à l’évidence, est une glande – un gland ?
C’est en tant que tel qu’il se manifeste le soir même, chez Patrick, lors de notre première séance d’entraînement de la rentrée pour le Challenge. Il ne nous reste plus qu’un mois avant l’épreuve télévisée. Patrick est donc particulièrement nerveux, surtout parce qu’il va introduire dans la réunion un nouvel élément tout à fait palpitant. Il a passé ses vacances de Noël à fabriquer des buzzers – quatre bidules branchés sur des batteries bidouillés avec des ampoules d’arbre de Noël et des sonneries de porte d’entrée vissées sur des carrés de contreplaqué de la taille d’un 33 tours qu’il a passés à la peinture émaillée rouge. Il est manifestement très fier de son invention car je n’ai même pas le temps de dire bonjour et bonne année à Lucy Chang ou de demander à Alice comment s’est passée l’audition qu’il nous assoit déjà sur le canapé, sonnerie sur les genoux, avant de s’installer dans son fauteuil pivotant, une grosse liasse de fiches seize sur douze à la main et d’ajuster la lampe de bureau flexible au-dessus de son épaule. Il commence.
« Première question ; on démarre à dix points : quel Premier ministre britannique du XVIIIe siècle était surnommé le Noble Roturier ? »
J’appuie sur le buzzer :
« Gladstone ?
— Faux.
— Pitt l’Aîné ? dit Alice.
— Exact. Cinq points en moins, Brian. J’ai pourtant précisé XVIIIe, non ?
— Oui.
— Et Gladstone, c’est le dix-neuv…
— Je sais.
— Bon. Lequel des pays suivants n’a pas de littoral : le Niger, le Mali, le Tchad, le Soudan ? »
Je crois savoir. J’appuie sur le buzzer :
« Le Soudan, dis-je.
— Faux.
— Aucun d’entre eux n’a de littoral, sauf le Soudan, dit Lucy Chang.
— Exact. Dix points en moins, Brian. Bon : le nerf vestibulaire, le muscle tenseur du tympan, l’ampoule, l’utricule, le saccule font partie de quel organe ? »
Je n’en ai pas la moindre idée mais j’appuie sur le buzzer.
« Brian ?
— Aïe ! j’ai sonné sans faire exprès.
— Quinze points en moins.
— Je sais. C’est une erreur. Mon doigt a glissé.
— Lucy ?
— L’oreille.
— Exact. Qu’étudies-tu déjà, Lucy ?
— La médecine.
— Et toi, Brian ?
— La littérature angl…
— Exactement : la littérature anglaise. Alors tu ne crois pas que Lucy était plus qualifiée pour répondre ?
— J’en suis sûr, mais, comme je te l’ai dit, mon doigt a glissé. Ces gadgets sont extrêmement sensibles.
— C’est la faute de mon buzzer, alors ?
— Heu…
— Et les vrais, de buzzers, ceux du jour J, tu ne crois pas qu’ils seront sensibles ?
— Probablement, oui.
— Parce que moi, je les connais, les copains, et je vous assure qu’il faut être archisûr de son coup avant d’appuyer.
— Écoutez, on ne pourrait pas avancer ? demande Alice d’un ton irrité. J’ai un rendez-vous à 21 h 30.
— Où ? » Soudain, je suis inquiet.
« Ça te regarde ? »
Lucy et Patrick échangent un regard.
« Non, évidemment. Mais je croyais qu’on allait boire un verre ensemble après ?
— Je ne peux plus. Je suis retenue pour passer une seconde audition d’Hedda Gabler, si tu veux tout savoir. »
Nerveux, je bouge et presse accidentellement le bouton.
« Pardon.
— En fait, dit Lucy Chang, je crois que le mien ne fonctionne pas. »
Patrick le lui arrache comme si c’était la faute de la pauvre fille et poignarde l’objet avec l’énorme couteau suisse attaché à son trousseau de clés. Alice et moi nous regardons en chiens de faïence : nous sommes tout sauf une équipe gagnante.
Après, je ne me soucie même plus de répondre aux questions, même quand je sais. Ce sont Lucy (le plus souvent) et Alice (parfois) qui prennent la main. Dès que Patrick nous a fait son rapport sur la séance – allez-y mollo sur la sonnerie, effacez-vous devant la personne qui a le plus d’expérience dans tel ou tel domaine, écoutez mieux les questions, méfiez-vous des interruptions –, Alice enfile son manteau et se dirige vers la porte. Avant de sortir, sans doute dans un esprit de conciliation, elle nous lance : « Au fait, des amis à moi organisent une soirée, demain : 12 Dorchester Street, 20 heures. Vous êtes tous invités. » Elle me fait un petit sourire – d’excuse, me semble-t-il –, et s’en va.
Lucy et moi rentrons ensemble. Elle habite un peu plus loin sur la même colline que moi et elle est incroyablement sympathique. Sauf au restaurant asiatique, je n’ai jamais discuté avec une Chinoise, ce que je me garde bien de lui dire. Elle me parle de ses études d’une voix si timide que je suis obligé de me pencher pour entendre, ce qui me donne de faux airs de prince Philip.
« Qu’est-ce qui t’a poussée à faire médecine ?
— Mes parents. C’était leur ambition suprême pour moi. Tu vois, améliorer la qualité de vie des autres…
— Et ça te plaît ?