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— Énormément. J’adore ? Et toi, la littérature ?

— Oh, ça va. Sauf que moi, je suis pas sûr d’améliorer la qualité de vie de quiconque.

— Tu écris ?

— Pas vraiment. Juste un peu de poésie ces derniers temps. » Je me force encore à l’avouer tout haut, mais Lucy ne ricane pas, du moins pas explicitement. « Ça te semble prétentieux, non ?

— Pas du tout. Pourquoi ?

— Je ne sais pas. Ce que disait Orwell, peut-être : “L’Anglais réagit à la poésie par un extrême embarras.”

— Je ne vois pas pourquoi. On pourrait objecter que la poésie est la forme d’expression la plus pure.

— On voit bien que tu n’as pas lu mes poèmes. »

Elle rit doucement et me dit : « Je les lirais volontiers. Je suis sûre qu’ils sont très bons.

— Et moi, je te laisserais volontiers opérer sur mon corps. » Nous nous taisons tous les deux, le temps de nous demander pourquoi cette phrase est inconvenante.

« Espérons que nous n’en arriverons pas là ! » me dit-elle. Nous continuons à marcher, l’écho de mon malheureux commentaire flottant dans l’air comme une odeur de pet dans une galerie de tableaux.

« Qu’est-ce que tu potasses en ce moment ? finis-je par demander.

— Le système cardiovasculaire.

— Et tu aimes ça ? demande le prince Philip.

— Oui.

— Dans quel domaine comptes-tu te spécialiser plus tard ?

— La chirurgie, mais je ne sais pas encore dans quel champ. J’hésite entre le cœur et le cerveau.

— N’est-ce pas notre cas à tous ? » Là, je suis content de moi. Mais comme je l’ai sortie sans réfléchir à son sens, cette phrase aussi reste en suspension dans l’air. Soudain, Lucy me dit, totalement hors de propos : « Alice est chouette, n’est-ce pas ?

— Oui, oui. Elle peut l’être.

— Très belle aussi.

— Hum.

— Vous semblez proches, elle et toi.

— Oui. Ça nous arrive. » Encouragé et surpris par cette familiarité soudaine entre nous, je dis : « Patrick est bizarre, non ? Je me demande s’il n’est pas… » Lucy me prend l’avant-bras et le secoue doucement.

« Brian, je peux te dire quelque chose ? Quelque chose de personnel ?

— Bien sûr. » Je l’affirme avant de deviner ce que je vais entendre.

« C’est un peu embarrassant pour moi… » Elle fronce les sourcils.

Ça y est, elle va m’avouer qu’elle a envie de sortir avec moi. Vas-y, dis-le…

« Voilà… » Elle respire un bon coup.

Qu’est-ce que je vais répondre ? Je vais me défiler, bien sûr, mais comment le faire sans la froisser ?

« Brian, je voudrais savoir pourquoi tu me parles en articulant chaque mot, comme si j’étais sourde ou quoi.

— Je fais ça, moi ?

— Oui. Tu te penches en me faisant des signes de tête approbateurs, puis tu utilises un langage très simple, comme si mon vocabulaire était restreint. Je ne sais pas si c’est parce que je suis “d’origine chinoise”, mais je n’ai jamais mis les pieds en Chine, je ne parle pas chinois, je n’aime même pas spécialement la cuisine asiatique. Et donc, si tu me parlais dans un anglais courant et fortement idiomatique, je comprendrais.

— Excuse-moi. Je ne me rendais pas compte que je faisais ça.

— Tu n’es pas le seul. J’y ai droit tout le temps, de la part de presque tout le monde.

— J’ai honte, Lucy.

— Pas grave. Je te trouve juste un peu condescendant.

— Un peu quoi ? Tu ne pourrais pas employer un mot plus simple ?

— Tu n’es pas drôle, Brian.

— C’est vrai. » Nous sommes arrivés à Richmond House. « On se voit à la fête, demain soir ?

— Les fêtes, ce n’est pas trop mon truc.

— Mais peut-être ? Qui sait ?

— Peut-être. » Elle s’apprête à poursuivre son chemin quand je l’arrête. Elle semble un peu nerveuse. « Au fait, dis-je, le cerveau, c’est quoi, anatomiquement parlant : un muscle ou une glande ?

— C’est un concentré de plusieurs choses : des nerfs, des tissus, tous interconnectés dans le même but. De ce fait, on peut dire que c’est un organe. Pourquoi ?

— Pour rien. À demain.

— Bye. » Je vois son panda disparaître sur l’autre versant de la colline.

Je me tourne pour grimper les marches quand je distingue, avachie, tête baissée contre la porte, une forme qui me barre le chemin. Je me fige et regarde l’homme qui frotte des deux mains un crâne quasiment rasé. Je me résigne à l’idée d’être agressé mais il lève les yeux vers moi, saute sur ses pieds et me dit : « Alors, Bri, qui est cette petite Asiatique ? »

L’homme sort de l’ombre, et je reconnais le regard pénétrant, malin de Spencer Lewis.

26

QUESTION : Fréquemment utilisée en sculpture et parfois désignée sous le nom de « marbre florentin », comment s’appelle cette variété de gypse, hydraté, translucide, à grain fin, formée par les roches sédimentaires, qu’on trouve sous forme de concrétions ?

RÉPONSE : L’albâtre.

« Spencer ? Qu’est-ce que tu fous ici ?

— Je suis juste venu te faire une petite visite. »

Je me rue sur lui pour le serrer dans mes bras. Il me donne des tapes dans le dos et nous esquissons cette drôle de petite danse que font les mecs très proches qui se retrouvent. « Tu m’as invité, tu te souviens ? ajoute-t-il.

— Oui, je sais, mais… Qu’est-il arrivé à tes cheveux ? »

Il se frotte de nouveau le crâne. « C’est le look prisonnier évadé. Ça te plaît ? » Sa voix pâteuse me donne à croire qu’il a picolé durant le voyage en train.

« C’est… comment dire, hardi. Qui t’a fait ça ?

— Moi-même.

— Tu as perdu un pari ou quoi ?

— Va te faire foutre, Brideshead. Alors, tu me laisses entrer ou non ?

— Bien sûr. » J’allume la lumière du hall et nous nous glissons entre les vélos. Il semble changé aussi à d’autres égards : il a les paupières tombantes et les yeux fatigués, creusés de cernes mauves semblables à des contusions. En dépit du froid glacial, il porte seulement le vieux blouson Harrington froissé qu’il avait déjà au lycée. Pour tout bagage, il a un sac plastique qui semble ne contenir que deux canettes de bière.

« J’ai téléphoné ce matin et je suis tombé sur un mec à l’accent snobinard, me dit-il dans l’escalier.

— C’est mon colocataire. Josh. Il y a aussi Marcus.

— Ils sont comment ?

— Potables. Mais pas ton genre.

— Ton genre à toi ?

— Le genre de personne, à vrai dire. »

Nous arrivons devant ma porte. J’ouvre.

« Alors, voici le lieu de l’action, hein ? »

Je m’empresse de jeter ma grosse veste sur les haltères pour qu’il ne les voie pas.

« Fais comme chez toi. Tu veux une tasse de thé, de café ou quoi ?

— Tu n’as pas d’alcool ?

— Il doit rester de la bière maison.

— Maison ?

— Oui, brassée par Marcus et Josh.

— C’est buvable ?

— Oui, dans le genre pisse.

— Alcoolisé, au moins ?

— Ça oui.

— Alors d’accord. »

Je le laisse seul à contrecœur et me précipite à la cuisine chercher la bière. Moi aussi, j’ai besoin d’un verre. L’arrivée de Spencer m’a complètement désarçonné, en partie parce qu’il me semble décavé, minable, et en partie parce que je n’aurais jamais cru de ma vie éprouver de la contrariété à le voir. Je me demande, inquiet, si je n’ai pas laissé traîner sur mon bureau mon cahier de poésie ouvert à la page d’un essai de sonnet érotique sur lequel je travaille. La première ligne évoque des « seins d’albâtre ». Si jamais Spencer lit ça, je n’ai pas fini d’en entendre parler.