Éclate soudain le début des Concertos brandebourgeois mis à fond. J’attrape les chopes et me précipite dans ma chambre. Il est assis à mon bureau, une clope au bec, la couverture du Bach dans une main et le Manifeste du parti communiste dans l’autre.
« Tu es quoi au juste, en ce moment : communiste ou socialiste ?
— Plutôt socialiste, dis-je en baissant le son.
— Quelle différence ? » Je sais qu’il fait la différence et qu’il me taquine, mais je lui réponds tout de même.
« Un communiste est opposé à toute idée de propriété privée des moyens de production, alors que le socialisme…
— Que fait ton matelas par terre ?
— C’est un futon.
— Ah. C’est la mignonne petite poule chinetoque qui t’a appris comment faire ?
— “Petite poule chinetoque” : sexisme et racisme et dans la même phrase ! dis-je en glissant les “seins d’albâtre” dans le tiroir de mon bureau. En fait, Lucy est originaire de Minneapolis. Qu’elle soit d’origine chinoise n’implique nullement qu’elle soit chinoise.
— Bon Dieu, t’as raison. Cette bière est vraiment de la pisse. On ne peut pas aller au pub ?
— C’est un peu tard, non ?
— Il nous reste une demi-heure.
— Mais j’ai quelque chose à lire avant demain matin.
— Quoi ?
— Pope : “La Boucle dérobée.”
— À la toison pubienne ? Ç’a l’air cochon. Lis-le plutôt demain matin, d’accord ?
— Eh bien…
— Allez, juste un verre en vitesse. »
Je sais que je devrais refuser. Mais cette chambre me semble soudain trop petite, trop éclairée. Se saouler me semble maintenant une nécessité. J’accepte d’aller au pub.
The Flying Dutchman est encore animé quand nous arrivons. Je fais la queue au bar en regardant de loin Spencer, debout, en train d’examiner les clients d’un regard mauvais et tirant sur sa clope d’un air revêche, ses yeux rougis réduits à deux fentes. Je commande une pinte pour moi et une pinte plus une vodka pour lui.
« Alors comme ça, c’est un pub d’étudiants ? me demande-t-il.
— Je n’en sais rien. Sans doute. On essaie de trouver une table ? »
Chopes brandies au-dessus de nos têtes, nous fendons la foule et trouvons un guéridon vide au fond. Nous restons assis un moment en silence. Je finis par dire : « Alors, comment ça se passe là-bas, chez nous ?
— Impeccable. Vingt sur vingt.
— Qu’est-ce qui t’amène ici, alors ?
— Tu m’as invité : “Viens quand tu veux”, tu te souviens ?
— Bien sûr. »
Il garde un moment le silence, hésite puis me lance avec un peu trop de désinvolture :
« Comme je te l’ai dit, je suis un prisonnier en cavale.
— Je ne comprends pas.
— Eh bien, j’ai quelques ennuis avec la justice. »
Je ris mais m’arrête aussitôt. « Pour quelle raison ? Encore une bagarre ?
— Non. Je me suis fait choper pour arnaque aux allocations chômage.
— Non ! Tu plaisantes…
— Pas du tout, Bri. (Ton las.)
— Comment c’est arrivé ?
— Aucune idée. Quelqu’un a dû me dénoncer. J’espère que ce n’est pas toi.
— Si, Spencer, c’était moi. Alors, que va-t-il se passer ?
— Comment savoir ? Ça dépend du juge, je dirais.
— Tu es convoqué au tribunal ?
— Et comment. Ils sont complets, ce mois-ci, car ils répriment à tout-va : je passerai le mois prochain. Bonne nouvelle, hein ?
— Qu’est-ce que tu vas leur dire ?
— Au tribunal ? Sais pas encore. Que ma conduite m’a été inspirée par Dieu.
— Tu travailles toujours dans ta station-service ?
— Eh bien non, pas exactement.
— Pourquoi ?
— Parce que je me suis également fait prendre.
— Prendre en train de faire quoi ? »
Il avale une grande goulée de vodka.
« Piquer dans la caisse.
— Tu plaisantes !
— Brian, arrête de me demander si je plaisante. Tu crois que je trouve ça drôle ?
— Non, je voulais seulement dire…
— Ils avaient installé une caméra au-dessus de la caisse enregistreuse. Je me servais à la fin de la nuit.
— Combien ?
— Je ne sais pas : 5, 10 livres par-ci, par-là. Et je n’enregistrais pas les chips, les barres chocolatées et autres produits.
— Alors, eux aussi vont te poursuivre ?
— Non. Ils ne peuvent pas car ils ne m’ont pas déclaré. Disons seulement que mon patron n’était pas ravi. Il a retenu une grosse partie de mon salaire et m’a dit que s’il me revoyait, il me cassait les deux jambes.
— L’un dans l’autre, il estime que tu as piqué combien ?
— Dans les 200 livres.
— Et tu as piqué combien, réellement ?
— Environ ça. Son estimation me semble juste.
— Bon sang, Spencer…
— Il me payait 1,8 livre l’heure, Brian. Avec une somme aussi dérisoire, à quoi s’attendait-il ?
— Je sais, je sais !
— De toute façon, tu es communiste, donc contre la propriété privée.
— Primo, c’est des moyens de production que parlait Marx, pas du contenu de la caisse dans une station- service. Secundo, je ne désapprouve même pas la propriété privée, et tertio, je suis socialiste. Je pense que tout cela est un énorme gâchis. Qu’en pensent tes parents ?
— Oh, ils sont très, très fiers de moi. (Il avale une demi-pinte en une seule gorgée.) Mais le pire, c’est que je suis foutu.
— Tu pourras trouver un autre travail, non ?
— Oh, facilement ! Un petit voleur non qualifié, au chômage, avec un casier judiciaire. En termes de marché du travail, avec la compétition sauvage qui y règne, je suis une denrée rare. On commande encore une pinte ?
— Une demie, peut-être.
— Tu vas être obligé de payer. En ce moment, je suis un peu gêné, question fric. »
Je retourne au bar, et rapporte les chopes, résigné à ne pas lire ce soir « La Boucle dérobée ».
Inutile de préciser que nous sommes les derniers à quitter le pub. Dès l’annonce de la fermeture prochaine, Spencer verse dans nos verres les restes de bière laissés par les autres clients, une chose que je n’ai plus faite depuis l’âge de seize ans. Nous sommes donc assez beurrés en rentrant à Richmond House. Nous finissons tout de même le brassage maison blanchâtre et ouvrons les deux canettes de Carlsberg Special Brew que Spencer avait pour tout bagage avec le Daily Mirror et un petit pâté à la viande à demi mangé. Je lui raconte mes vacances chez Alice et lui donne ma version de la rencontre dans la cuisine avec sa mère à poil. Spencer se détend un peu ; il rit pour la première fois, un vrai rire franc, et non plus un ricanement.
Je me lève alors pour changer le disque, choisissant The Kick Inside, l’album remarquable mais difficile des débuts de Kate Bush, et Spencer retrouve sa vraie nature : il ricane durant tout « The Man With the Child in His Eyes » et se fout ouvertement de ma collection de disques et de mon petit « accrochage » au mur. Pour le circonvenir, je lui passe la cassette qu’il a composée à mon intention (« Compilation pour Bri en fac ») et, tous deux vautrés sur le futon, nous écoutons Gil Scott-Heron chanter « The Bottle » en regardant le plafond se déformer, gondoler et tournoyer au-dessus de nos têtes.