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« Tu sais que tu es dedans, n’est-ce pas ?

— Dans quoi ?

— Dans le morceau. Écoute… » Il rampe jusqu’à la stéréo, pousse Stop et Rembobiner. « Écoute très attentivement… » L’enregistrement recommence (un enregistrement « live »), tout d’abord seize mesures d’orgue électrique et de percussions, puis un solo de flûte jazz sur lequel Gil Scott-Heron dit quelque chose que je ne comprends pas.

« Tu as entendu ? me demande fiévreusement Spencer.

— Non.

— T’es sourd ou quoi ? Écoute encore. » Il rembobine, pousse le son, et cette fois-ci j’entends Gil Scott-Heron dire très clairement : « Brian Jackson à la flûte, pour vous », et la foule applaudir.

« Ça y est ?

— Oui.

— C’est toi !

— Ça alors ! »

Il me repasse le solo de flûte.

« C’est stupéfiant. Je ne l’avais jamais entendu.

— Parce que tu n’écoutes jamais les compilations que je fais pour toi, connard de philistin. » Il rampe de nouveau sur le futon, s’affale sur le dos, et nous écoutons la musique une minute ou deux. Je décide que, finalement, j’aime le jazz (la soul, le funk ? allez savoir) et que j’explorerai plus à fond la musique noire.

« Alors, c’est pour Alice que tu as le béguin ?

— Je n’ai pas le béguin, Spence, je l’aime.

— Tu l’aiiimes !

— Je l’aiiime. Absolument, complètement, totalement, de toute mon âme.

— Je croyais que tu aimais Janet Parks, crétin volage.

— Janet Parks est une vache, en comparaison d’Alice Harbinson. “Non pour Janet Parks mais pour Alice je succombe / Qui comparerait un corbeau à une colombe ?”

— Plaît-il ?

— Shakespeare. Enfin, un pastiche.

— Jackson, espèce de con. Alors, je vais la rencontrer cette Alice ?

— Peut-être. Il y a une fête demain soir, si tu es encore ici.

— Tu veux que je lui glisse un mot en ta faveur ?

— Pas la peine, vieux. De toute façon, c’est une déesse inaccessible. Et toi, tu es amoureux ?

— Pas moi, vieux. Tu me connais, je suis un robot.

— Tu dois pourtant bien aimer quelqu’un…

— Toi seul, vieux, toi seul.

— Moi aussi je t’aime, mais pas d’un amour romantique ni sexuel.

— Oh, mais pour moi c’est indéniablement sexuel. Pourquoi crois-tu que je suis venu d’aussi loin pour te voir ? Parce que je te veux. Embrassons-nous, grande brute. » Il saute sur moi et s’assied sur ma poitrine en faisant des bruits mouillés avec sa bouche. Je tente de le repousser, et la scène tourne au pugilat.

« Allons, Bri, tu sais que tu en as envie.

— Fous le camp.

— Embrasse-moi, mon amour.

— Spencer, tu me fais mal.

— Laisse-toi faire, chéri.

— Ôte-toi de là. Tu es assis sur mes clés, espèce de travelo. »

On frappe à la porte. C’est Marcus, en peignoir de bain rouge, ses petits yeux de taupe clignant derrière des lunettes d’aviateur cerclées posées de travers sur son nez.

« Brian, il est 2 heures du matin. Tu ne voudrais pas arrêter ce tapage ?

— Pardon, Marcus. (Je rampe jusqu’à la stéréo.)

— Salut, Marcus, lui dit Spencer.

— Salut, marmonne Marcus en ajustant ses lunettes sur son nez.

— Marcus, quel joli nom.

— Marcus, je te présente Spencer, mon meilleur ami, dis-je d’une voix pâteuse.

— Arrêtez ce tapage, d’accord ?

— D’accord, Marcus, ravi d’avoir fait ta connaissance, Marcus, au revoir, Marcus. » Une fois que celui-ci a fermé la porte, Spencer ajoute : « Enfoiré de Marcus.

— Chut, Spencer ! »

Sans la musique, notre bagarre ne nous semble plus drôle. Non sans mal, nous tirons le lourd sommier métallique de derrière l’armoire et l’installons à côté du matelas. Nous avons une brève discussion pour savoir qui aura le futon, mais c’est Spencer qui gagne car il est l’invité. Je m’étends tout habillé sur le treillis métallique et empile sur moi tout ce que je trouve pour me couvrir : manteau, veste et serviettes de bain. La tête posée sur un très mince oreiller en polyester, je sens le sol se soulever et valser sous moi en regrettant de m’être encore saoulé.

« Combien de temps comptes-tu rester, Spence ?

— Sais pas. Deux jours peut-être ? Le temps de mettre de l’ordre dans ma tête. Ça te va, vieux ?

— Parfaitement. Reste aussi longtemps que tu veux. Les amis, c’est fait pour ça, non ?

— Merci, vieux.

— Je t’en prie. »

Au bout d’un moment, j’ajoute : « Mais tu ne te sens pas déprimé, hein ?

— Sais pas, vieux. Sais pas. Et toi, comment tu te sens ?

— Ça va. »

Au bout d’un moment, il dit :

« Brian Jackson à la flûte !

— Brian Jackson à la flûte ! répété-je.

— Et le public d’applaudir à tout rompre ! »

Là-dessus, nous nous endormons.

27

QUESTION : Sous quel autre nom est connue la pipe de la paix, un objet essentiel de la culture des Amérindiens ?

RÉPONSE : Le calumet.

Vers 4 heures du matin, je suis pris de nausées. Par chance, en titubant le long du couloir, j’ai le temps d’arriver à la salle de bains. Je vomis dans le lavabo puis je lève les yeux pour me regarder dans la glace ; je suis livide et tremblant, j’ai les lèvres humides, et je manque de vomir à nouveau en constatant que je me suis transformé au cours de la nuit en un monstre, un répugnant homme-lézard : tout un côté de mon visage est couvert d’écailles en losange. La main sur la bouche pour retenir un cri, je finis par comprendre que ce sont les fils métalliques du sommier qui se sont imprimés sur ma peau. Je retourne me coucher.

La sonnerie du réveil à 8 h 15 me fait l’effet d’un pic à glace qu’on m’enfoncerait dans l’oreille ; je reste étendu à écouter la pluie frapper les vitres. Dieu sait que j’ai déjà eu des gueules de bois, presque tous les jours en fait, mais celle-ci est d’un genre nouveau : étrange, presque hallucinatoire. On dirait qu’on a recalibré mon système nerveux de sorte que la sensation la plus ténue – la pluie dehors, la lumière de la lampe de bureau, l’odeur de la canette de bière vide qui a roulé sous le sommier – est grotesquement exagérée. Toutes mes terminaisons nerveuses me semblent plus que vivantes, à vif, même à l’intérieur de mon corps, au point que si je reste immobile et concentré, je sens bel et bien la forme et l’emplacement de mes organes ; les mugissements océaniques de mes poumons, la masse gris-jaune et suante de mon foie épuisé à deux doigts de me tomber sur le râble ; mes reins écarlates, gonflés et douloureux ; mon gros intestin chauffé à blanc et secoué de spasmes. J’essaie de bouger pour secouer physiquement cette dernière image hors de ma tête, mais le bruit massivement amplifié de mes cheveux glissant sur l’oreiller m’en dissuade. Je reste donc étendu sur le côté, parfaitement immobile, et regarde Spencer étendu quelques centimètres plus bas, la bouche entrouverte et les lèvres boudeuses, qui a taché mon oreiller de sa salive opaque. Je suis assez près de lui pour sentir son haleine fétide. Mon Dieu, j’avais oublié son crâne rasé à la skinhead. Il a l’air d’un fasciste. Un beau facho charismatique, mais ce sont les pires, l’Histoire nous l’a appris. S’il vient à la fête ce soir, les gens vont croire que je suis l’ami d’un faf. Peut-être ne viendra-t-il pas ; s’il part, ce serait mieux. Je fais un effort herculéen pour me redresser et m’asseoir au bord du sommier, et je sens, bruit à l’appui, le contenu de mon estomac bouger et se stabiliser, telle de la crème anglaise tiède et effervescente dont on aurait rempli un mince sac en plastique. L’idée de changer mes vêtements de la veille me semble carrément insoutenable, je les garde donc, pas même sûr de pouvoir lacer mes souliers. J’y parviens tant bien que mal puis enfile ma veste-couverture pour courir à mon cours d’anglais pendant que Spencer dort. Il bruine, et le vent souffle en rafales. J’ai l’idée géniale de croire que je pourrai lire en chemin « La Boucle dérobée », mais les pages sont vite trempées, et l’état de mon système nerveux, appareil locomoteur compris, me permet tout juste de marcher sans tomber.