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À l’extérieur de l’amphi, je m’appuie au mur et me frotte le visage pour essayer de faire monter un peu de sang à mes joues grises quand je vois Rebecca Epstein franchir les grilles en sens inverse. Un instant, je me dis qu’elle m’a vu mais a préféré passer son chemin. Mais ce n’est pas son genre. M’agresser, d’accord, mais « m’ignorer », non. Je l’appelle : « Rebecca ! » Pas de réaction. Elle descend la rue, le col de son ciré noir relevé, la tête baissée contre la pluie. Je l’appelle de nouveau, tenant à deux mains le sac de crème anglaise ballottante tout en en essayant de courir sans bouger la tête : « Rebecca ! Rebecca, c’est Brian !

— Je vois. Salut, Jackson. (Elle a l’air absent.)

— Comment vas-tu ?

— Bien. »

Nous faisons quelques pas ensemble.

« Et ton cours, c’était bien ?

— Hmm.

— C’était sur quoi ?

— Tu veux vraiment le savoir ou tu fais juste la conversation ?

— Je fais la conversation. »

Je crois détecter l’ombre d’un sourire, mais je m’illusionne sans doute car elle me dit : « Et toi, tu ne devrais pas te dépêcher d’aller en cours ?

— J’y allais, mais je ne suis pas sûr d’être en état…

— Qu’est-ce que tu as ?

— Tu veux vraiment savoir ou tu fais juste la conversation ?

— Tu as une tête à faire peur.

— Merci pour le compliment. Ça fait toujours plaisir. »

Elle semble hostile. Elle l’est toujours, mais aujourd’hui plus que d’habitude. Nous faisons encore quelques pas, moi derrière, et je me demande comment quelqu’un qui a de si petites jambes peut marcher aussi vite.

« Becs, tu es fâchée contre moi ou quoi ?

Becs ? Qui est cette putain de Becs ?

Rebecca, je voulais dire. Alors, fâchée ?

— Pas fâchée. Déçue.

— Bon sang, toi aussi ? (Elle me regarde dans les yeux pour la première fois.) Je déçois tout le monde en ce moment. Je ne sais pas pourquoi. Je me donne pourtant un mal de chien. »

Elle s’arrête et nous restons plantés sous la pluie tandis qu’elle m’inspecte du regard.

« Tu sais que tu as le visage cireux, n’est-ce pas ?

— Je sais.

— Et une sorte d’écume blanche aux coins des lèvres ?

— Dentifrice, dis-je, peu convaincu, en m’essuyant avec ma manche. Tu as déjà pris ton petit déjeuner ?

— Et ton cours ? »

Je me souviens de la promesse que je me suis faite à moi-même de ne jamais manquer un cours. Mais Rebecca me semble plus importante que des promesses. « Je n’y vais pas », dis-je. Elle se donne un temps de réflexion. « D’accord. En route. »

Nous descendons la colline et entrons dans un café qui annonce une « Promo Breakfast ». Les vitres embuées par la vapeur et le graillon dégoulinent pour former des petites mares sur la table en formica du box dans lequel nous nous asseyons. Elle se contente d’une tasse de thé, je commande un café au lait, une canette de coca, un petit pain garni de bacon frit relevé de sauce HP, plus une barre Mars. Rebecca griffonne de l’index sur la vitre pendant que je lui parle : « … il s’est fait prendre pour fraude aux allocations chômage, ce que je trouve personnellement scandaleux. Quand on pense aux fortunes soustraites à l’État par les hommes d’affaires qui pratiquent l’évasion fiscale, et que personne ne lève le petit doigt pour les en empêcher…

— … hummmm…

— Je veux dire, ça représente quoi, ces 23 misérables livres par semaine ? Qui peut vivre avec ça ? Et qu’est-ce que les dirigeants attendent d’autre que la fraude aux allocations quand il n’y a pas de boulot ?

— … hummmm…

— Je voudrais bien voir un de ces salauds de tories tenter de survivre avec cette somme. Tout de même, j’ai peur que Spencer ne me demande de lui prêter de l’argent. Je ne peux pas, étant donné la modicité de ma bourse d’études. »

Et là, je m’arrête de parler en me rendant compte que Rebecca a écrit sur la vitre : « Au secours ! », à l’envers, pour qu’on lise l’appel de la rue.

« Je t’ennuie, je vois. Excuse-moi.

— Tu me connais, Jackson : d’habitude, rien ne m’intéresserait davantage que de discuter le matin tôt de la politique des conservateurs. Mais bon, il me semble que ce n’est pas si important dans l’affaire qui nous occupe, non ?

— Tu as raison : je tiens à m’excuser pour l’autre nuit.

— Et tu sais exactement de quoi tu tiens à t’excuser ?

— Eh bien, pas vraiment.

— Alors, ce ne sont pas de vraies excuses que tu me présentes.

— Non, tu as raison. »

En repensant à cette soirée, je me disais qu’elle m’évoquait une rixe à la sortie d’un pub, un vendredi soir ; sur le moment, dans l’action, tout semblait très clair, excitant et dangereux à la fois, mais à froid, on ne savait plus qui avait fait quoi ni même qui avait commencé. Je songe à faire profiter Rebecca de cette analogie, mais comme personne n’aime s’entendre dire que l’embrasser, c’est comme se faire tabasser à la sortie d’un pub, je me contente de lui dire : « Je me suis conduit, tu vois, comme d’habitude.

— C’est quoi, comme d’habitude ?

— Eh bien, comme l’imbécile que je suis.

— Och, tu n’es pas pire que moi.

— Je suis mille fois pire.

— Non.

— Si. Je suis infect.

— Écoute, Jackson, n’entamons pas un débat à ce sujet, tu veux bien ? » Elle boit une gorgée de thé, la retient dans sa bouche comme si elle la mâchait, puis ajoute : « J’étais un peu ivre et j’ai commis une erreur. Comme on dit, j’ai “mal interprété les signaux”, et je ne suis pas particulièrement en colère contre toi. Seulement très gênée. C’est rare que je me montre si… (petit rire amer) … vulnérable. » Elle se lèche le bout du doigt et pique des miettes de bacon dans mon assiette. « Mais je suis sûre que je vais réapprendre à aimer. »

La conversation prend soudain un tour personnel qui m’intrigue énormément. Je me penche vers elle et appuie ma tête contre la vitre ruisselante, position étudiée pour exprimer mon intérêt et une sensibilité un peu nostalgique. C’est de ma voix la plus chaude que je lui demande : « Tu as vécu des expériences émotionnelles pénibles dans le passé ? »