Rebecca, qui allait boire une nouvelle gorgée de thé, suspend son geste puis se tourne pour regarder derrière son épaule – la droite, puis la gauche. « Pardon ? C’est à moi que tu parles ?
— Ma question est pertinente, non ?
— Elle est aussi putain d’indiscrète. Que veux-tu que je te réponde : “Papa ne m’a jamais permis d’avoir un poney” ? En fait, c’est simple : j’avais trop bu, j’éprouvais le besoin de trouver un peu de chaleur, disons, humaine, j’ai fait des avances qui ont été repoussées. Pas de quoi en faire un drame. Ce n’est pas parce que tout le monde, dans ce putain d’endroit, souffre d’une putain d’incontinence affective que ce devrait être mon cas.
— Je trouve que tu emploies trop de gros mots.
— C’est vrai, bordel de merde.
— À force, tu vas les dévaluer.
— Non, mais tu te prends pour qui ? Pour cette putain de Mary putain de Poppins ? » Mince sourire, mais je ne suis pas en droit d’espérer plus. Elle boit son thé, regarde par la fenêtre et me dit d’un ton négligent : « De toute façon, si tu veux absolument savoir, ma dernière relation amoureuse s’est terminée dans une clinique d’avortement, alors… Euh… bon, je ne suis pas aussi à l’aise que d’autres pour parler de ces choses, c’est tout. »
Je ne sais pas comment réagir à cette confidence. Ou plutôt, je sais comment y réagir politiquement, mais pas humainement parlant. Je ne sais pas trop quelle expression arborer. Pas lugubre, je dirais, pour ne pas sembler accorder trop d’importance à la chose.
« Qui était-il ?
— Un garçon de chez moi, que j’ai eu la mauvaise idée de baiser. Inexistant, tu vois. (De l’ongle, elle fait des trous dans ma serviette en papier roulée en boule.)
— Et il t’a laissée tomber parce que tu étais… ?
— Non, bien sûr que non. En tout cas, pas tout de suite. Pas du tout. C’était compliqué…(Elle soupire, me regarde puis baisse de nouveau les yeux sur la serviette.) Un type qui s’appelait Gordon, avec qui j’étais en terminale. Premier amour, et toutes ces niaiseries. On est sortis six mois ensemble et on a acheté un passe Inter-rail pour voyager en Europe après le bac, quitte à rester un an à l’étranger si ça marchait entre nous. On est donc partis voir du pays et, au milieu de notre séjour en Espagne, je me suis aperçue que j’étais enceinte. On a discuté de la décision à prendre et on est rentrés aussi sec. Il m’a assurée que nous vivrions cette épreuve ensemble, qu’il ne me laisserait pas tomber. Il a tenu parole une dizaine de jours. Voilà. C’est la vie.
— Et tu… l’aimais ? » Elle fronce les sourcils sans répondre, regarde dehors, puis de nouveau joue avec la serviette roulée. Je ne sais que dire, mais je sens qu’il faut ajouter quelque chose. « Je suis sûr que tu as pris la bonne décision », dis-je.
Elle me jette un regard noir : « Bien entendu, Brian, je le sais. Je ne quêtais pas ton approbation.
— Non, à l’évidence.
— Et ce n’est pas la peine de prendre cette voix.
— Quelle voix ?
— Une voix d’outre-tombe. Ce sont des choses qui arrivent. Et bien plus souvent qu’on ne le croit.
— Je sais.
— … Et on ne s’écroule pas en tas dans un coin comme dans La Cloche de détresse, le roman que Sylvia Plath a écrit avant son suicide. La plupart des femmes arrivent à faire front.
— J’en suis sûr.
— Alors changeons de sujet, d’accord ?
— D’accord.
— C’est ta barre Mars ? » me demande-t-elle. J’ai un moment d’appréhension en me demandant si on n’est pas censé boycotter ce produit.
« Euh… oui.
— Donne. » Obéissant, je la lui tends. Elle mord dedans et mâche lentement. « Tout ce que tu manges est marron. Pourquoi ? Ça ne te ferait pas de mal d’essayer un peu de couleur – de la verdure, des fruits, que sais-je.
— C’est ce que ma mère me dit.
— Alors c’est une femme raisonnable. Tu devrais l’écouter. » Elle mord de nouveau dans la barre Mars et me demande, la bouche pleine : « Tu l’as revue ?
— Ma mère ?
— Non, la foutue Farrah Fawcett.
— Oh, seulement deux fois. »
Après une troisième bouchée, elle me rend la barre Mars en la faisant glisser de l’autre côté de la table, côté poisseux dessous. « Et tu l’… elle te plaît toujours ? »
Je comprends que je risque de me retrouver avec une cuillère à café plantée dans l’œil. C’est donc avec soin que je choisis mes mots : « Je crois, oui.
— Et elle, à ton avis, qu’est-ce qu’elle pense de toi ?
— Je dirais qu’elle me trouve… intéressant. »
Elle me fixe et s’apprête à rétorquer, au lieu de quoi elle sourit et regarde par la fenêtre, en recommençant à dessiner sur la buée de la vitre. « Intéressant, hein ? Très touchant de ta part de t’accrocher. L’obstination face à l’indifférence… Très courageux. (Moue méprisante.)
— Pour être honnête, je ne crois pas avoir tellement le choix dans cette situation.
— Détrompe-toi, Brian. On a toujours le choix, à moins d’être une nullité absolue. »
Quand j’arrive chez moi au milieu de la journée, Marcus s’apprête à sortir. Il est en train de fermer la porte. Je me colle contre un mur et songe à détaler mais je n’ai pas retrouvé le contrôle absolu de mes jambes. D’ailleurs il m’a vu. Planté en haut des marches, il se frappe la main avec un rouleau à pâtisserie invisible.
« Salut, Marcus.
— Salut, Brian. »
Il bruine toujours. J’essaie de le contourner pour rentrer me mettre à l’abri mais il ne bouge pas.
« Désolé pour la nuit dernière », dis-je. Sale avorton.
« Tu sais que le règlement universitaire nous interdit de faire dormir des amis ici ?
— Oui, je sais, dis-je en lui arrachant ses lunettes d’aviateur.
— Josh et moi aurions voulu le faire, mais nous respectons le règlement.
— Je sais, Marcus, dis-je en cassant les lunettes en deux au niveau de l’arcade.
— Combien de temps va-t-il rester ?
— Je ne sais pas. Encore deux nuits ? Juste le temps pour lui de retrouver ses marques, dis-je en jetant par terre les lunettes, que je piétine pour en pulvériser les verres.
— Je dirais qu’il lui faudra plus longtemps que ça pour les retrouver. »
Je lève la tête vers ma fenêtre en me demandant, inquiet, si Spencer est encore couché. J’écoute – pas un bruit – puis je dis à voix basse : « Demain ? Il sera parti demain. »
Marcus réfléchit à ma proposition, qu’il trouve acceptable. « D’accord, demain. Mais pas un jour de plus. » Comme il passe devant moi pour enfin se tirer je lui flanque en bas du dos un coup de pied qui l’envoie bouler en bas des marches. Il est mort.
« Bonne journée », lui dis-je.
Dans la lumière grise de cette fin de matinée, ma chambre est un fouillis de lits, de couvertures, de manteaux, de duvets et de serviettes humides. Il y règne une odeur aigre, quasi gazeuse, d’alcool mêlé d’ammoniaque, et j’ai l’impression que si j’allumais une cigarette, la pièce m’exploserait à la figure. J’ouvre en grand la fenêtre malgré la pluie et allume le plafonnier pour voir si Spencer est enfoui quelque part sous un duvet. Il ne l’est pas. Il m’a laissé un mot sur le bureau, gribouillé sur une feuille de papier réglé A4.