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Quand le train entre en gare, je suis plutôt soulagé que cette créature de rêve soit restée telle.

La gare est au sommet d’une colline qui domine la ville. Je traîne mes sacs et ma valise dans la pente. C’est la deuxième fois que je viens dans cette ville depuis mon entretien préliminaire. D’accord, sur le plan du prestige, ce n’est pas Oxford ou Cambridge, mais cette université vient en troisième position, et il y a aussi des clochers et des flèches. Ce qu’il faut pour vous faire rêver.

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QUESTION : Quel roman en vogue écrit en 1886 par Frances Hodgson Burnett et maintes fois adapté pour la scène a-t-il inspiré aux jeunes garçons la mode des cheveux longs et bouclés et des costumes de velours à col de dentelle ?

RÉPONSE : Le Petit Lord Fauntleroy.

Pour le logement, l’administration universitaire m’avait fait remplir une fiche. À la section hobbies et centres d’intérêt, j’avais écrit : lecture, cinéma, musique, théâtre, natation, badminton, socialisation !

Une liste peu révélatrice, même pas totalement honnête. La lecture, oui, mais qui ne la mentionne pas ? Pareil pour « cinéma » et « musique ». « Théâtre », c’est un mensonge. Je déteste le théâtre. J’ai joué dans des pièces, mais j’en ai très peu vu, à part un spectacle éducatif itinérant en faveur de la sécurité routière qui, quoique interprété avec allant, brio et panache, n’avait pas opéré des miracles sur moi, esthétiquement parlant. Mais il faut faire semblant d’aimer le théâtre. C’est la loi. La « natation », c’est très exagéré ; je la pratique à peu près comme tout animal jeté à l’eau. Comme il fallait que je trouve un truc un peu physique, j’ai écrit « badminton », un jeu que je jouerais si on m’y obligeait en me mettant un revolver sur la tempe, le Scrabble n’étant pas considéré comme un sport. (Je veux dire, il leur faut quoi, exactement, comme degré de pénibilité ?) Quant à la « socialisation », elle aussi était une exagération. « Solitaire et sexuellement frustré » auraient été des termes plus justes, mais on m’aurait pris pour un malade. À propos, le point d’exclamation après « socialisation », c’était pour suggérer mon irrévérence, ma désinvolture, ma décontraction naturelles.

Je n’avais donc pas donné aux responsables du logement étudiant des éléments probants, mais cela n’explique toujours pas pourquoi ils m’ont collé dans cette bâtisse sinistre avec Josh et Marcus.

Richmond House est une maison mitoyenne en brique rouge perchée sur une colline raide d’accès, commodément située à plusieurs miles de tout arrêt de bus. Quand j’y arrive enfin, mon caban est mouillé de sueur. La porte d’entrée est ouverte, et le hall, bourré de cartons, de vélos de course, d’avirons, de battes et de jambières de cricket, d’équipements de ski, de caissons d’oxygène et de combinaisons de plongée. Le lieu évoque la cache où on a planqué le butin d’un magasin de sport cambriolé. Je pose ma valise là où il reste de la place, quasiment sur le seuil, et, le cœur battant, j’enjambe les obstacles pour aller faire connaissance avec mes colocataires.

La cuisine, éclairée au néon, ressemble à celle d’un internat ; elle sent la Javel et, curieusement, la levure. Devant l’évier, deux garçons, un blond gigantesque et un petit brun boutonneux à face de rat, remplissent d’eau une poubelle avec un flexible de douche fixé au robinet. The Cult gueule « She Sells Sanctuary » dans la radiocassette et je dois me farcir ce rock gothique un bon moment car ils ne m’entendent pas les interpeller. Après force « Salut ! » et « Hello ! » de ma part, le blond finit par lever la tête. J’ai toujours mes sacs-poubelle à la main.

« Oh, salut. Vous êtes l’éboueur je présume ! »

Il baisse un poil la musique et bondit vers moi comme un labrador amical pour me serrer vigoureusement la main ; je m’en rends compte, c’est la première fois que je serre la main de quelqu’un de mon âge.

« Tu dois être Brian. Je suis Josh, et voici Marcus. »

Marcus est rabougri, plein de furoncles, avec des traits ramassés au centre du visage, mal dissimulés par des Ray-Ban d’aviateur qui dissimulent singulièrement mal son inaptitude à piloter un avion. Il m’examine de pied en cap avec ses petits yeux de rat, renifle, puis tourne de nouveau son attention vers la poubelle en plastique. Josh, lui, continue à bavarder, sans attendre mes réponses, avec une voix tout droit sortie des actualités Pathé. « Comment es-tu arrivé ici ? Transports publics ? Où habitent tes parents ? Tu te sens bien ? Tu es positivement en nage. »

Josh porte des boots souples genre Peter Pan, un gilet beige en velours – il n’a pas dû transpirer pour se le payer, lui –, une chemise de pirate pourpre et un jean noir si serré qu’on peut distinguer la forme de ses testicules. Il a la même coupe de cheveux que Tone – cette « Viking » efféminée qui est la marque du métalliste convaincu, complétée ici par une fine moustache de dandy lui conférant un faux air de mousquetaire ayant égaré sa rapière.

« Qu’est-ce qu’il y a dans la poubelle ? dis-je.

— De la bière maison. On se disait que le plus tôt on commencerait la fermentation, mieux ce serait. Tu peux te joindre à nous, si tu veux. On divisera le coût en trois.

— D’accord…

— C’est 10 livres par personne pour la levure, le concentré de houblon, les tubes, le tonneau, tout le kit, quoi. Mais dans trois semaines, tu pourras savourer de la traditionnelle Yorkshire Bitter à 6 pence la pinte.

— Un cadeau !

— Marcus et moi, on est des bouilleurs de cru redoutables. À l’internat, notre petit commerce clandestin dans les dortoirs nous a été tout à fait profitable. Sauf qu’une fois, on s’est planté sur le taux maximal de méthanol autorisé. Deux externes ont perdu la vue.

— Vous étiez dans la même école ?

— Oui. Inséparables. Des siamois collés par la hanche, hein, Marcus ? (Marcus renifle son approbation.) Et toi, tu étais où ?

— Oh, je suis sûr que ça ne te dira rien : Langley.

— Jamais entendu parler.

— L’école polyvalente de Langley Street, à Southend ?

— Connais pas.

— Southend, dans l’Essex, dis-je.

— Que dalle. T’as raison. Ton école est inconnue au bataillon. Tu veux que je te montre tes quartiers ? »

Je monte à l’étage derrière Josh, avec Marcus qui sautille comme un rat sur mes talons. Nous enfilons un couloir gris cuirassé décoré de consignes à respecter en cas d’incendie. Nous passons devant leurs chambres, encombrées de cartons et de valises mais malgré tout spacieuses. Au bout du couloir, Josh ouvre à la volée la porte d’une pièce qui ressemble à une cellule de prison.

« J’espère que tu ne te vexes pas, vieux. Mais on est arrivé avant toi.