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— La dissuasion ultime !

— Dormez tranquilles, citoyens : l’armée veille ! » Spence finit sa bière et ajoute : « Je vais te dire ce qui est vraiment rigolo : il a essayé de me convaincre de m’engager, moi aussi. Il semblait penser que j’avais besoin d’ordre et de discipline.

— Tu as été tenté ?

— Et comment ! Des week-ends passés sous une tente à odeur de pet sur le terrain militaire de Salisbury Plain avec des tarés de tories fous de la gâchette. Tout à fait le traitement de choc dont j’ai besoin. »

Je saute sur l’occasion pour lui glisser, mine de rien, avec un sourire patelin, le projet qui me tient à cœur pour lui :

« Tu as songé à reprendre tes études ? »

Mais Spencer, rusé comme un renard, m’a vu venir : « Va te faire foutre, Bri. » Une vanne lancée sans trop d’agressivité, mais pas non plus d’affection. D’un air excédé plutôt. « De toute façon, l’université, c’est le service militaire des bourges, ajoute-t-il.

— Je ne suis pas un bourge.

— Si, tu l’es.

— Ma mère gagne moins que tes parents…

— Ce n’est pas d’argent qu’il s’agit, mais d’attitude.

— En réalité, techniquement, les bourgeois sont ceux qui détiennent les moyens de production.

— Conneries. Être bourgeois, c’est un état d’esprit. Ta mère t’aurait envoyé travailler dans une mine de charbon que tu serais encore un bourgeois. Ce sont les propos que tu tiens, les livres que tu lis, le film que tu m’as traîné voir, l’argent que tu claques dans les sorties scolaires, pas en clopes et en jeux vidéo mais en cartes postales et papeterie ; c’est ta façon de demander du poivre noir à la friterie.

— Je n’ai jamais fait ça.

— Tu l’as fait, Bri. J’étais avec toi. »

Je dois dire pour ma défense que j’ai de l’incident un souvenir différent : je n’ai pas demandé du poivre noir, je l’ai choisi, car il y en avait. Je juge pourtant inutile d’enfoncer le clou. « Donc, pour toi, si on aime lire, si on aime apprendre, si on préfère le poivre noir au ketchup et le vin à la bière ou je ne sais quoi, on est bourgeois ?

— Oui, plus ou moins.

— Ce sont des stéréotypes.

— Écoute, Bri, la vérité, c’est que tu te dis socialiste, mais si tu avais vécu sous la révolution russe et que Lénine t’avait demandé d’exécuter le tsar et sa famille, tu ne l’aurais pas fait. Et tu sais pourquoi ? Parce que tu aurais été trop occupé à baratiner la fille du tsar. »

Le reste de gueule de bois s’évanouit après la troisième pinte. Je suis toujours épaté par le pouvoir reconstituant et thérapeutique de la bière. À l’évidence, cette fête est une grande occasion pour moi d’avancer mes pions s’agissant d’Alice. J’ai bien réfléchi à la façon dont j’allais la jouer, décidant que le truc, c’était d’être ravageur et réservé. Ce sont les deux mots-clés. Ravageur. Réservé. Il est important que je ne sois pas trop ivre, nous dînons donc chacun de trois sacs de chips et de cacahuètes salées, pour les protéines, avant d’aller à la soirée.

Quand nous arrivons au 12 Dorchester Street, il est évident que ladite soirée en est au stade où nul ne sait ce qui va se passer. Un rapide coup d’œil à la cuisine suffit à me convaincre que la liste des invités montre un penchant marqué pour les étudiants en art dramatique. La plupart des membres de la troupe des Bacchantes, d’Euripide, sont là, parlant tous en même temps, et Neil Machin-chose, la star du très acclamé Richard III, pièce donnée le trimestre dernier en costumes modernes, appuyé contre le frigo, parle aimablement avec le duc de Buckingham, oubliant qu’il l’a fait décapiter tandis qu’Antigone en personne, l’une de nos hôtesses, verse des biscuits soufflés au fromage dans un grand saladier. Alice n’est pas arrivée, semble-t-il, et l’idée de les mettre en présence, elle et Spencer, me rend terriblement nerveux, car je n’arrive pas à décider ce qui m’importe le plus : ce qu’il va penser d’elle, ou ce qu’elle va penser de lui.

Tout à coup, elle est là, debout sur le seuil de la cuisine, en train de parler à Richard III. Elle ne m’a pas vu. Je m’appuie, Ravageur et Réservé, contre l’évier, et je l’observe. Elle s’est fait un chignon haut, artistiquement défait, comme le veut la mode, et porte une robe noire en lycra à manches longues, aussi moulante que les justaucorps de danseuse, au décolleté en V si vertigineux que ses seins blancs largement exposés évoquent de loin une sorte de bavoir ; ce qui me rappelle les premières tenues de scène de Kate Bush avant qu’elle ne décide de se concentrer exclusivement sur sa musique. En fait, Alice est son sosie – y compris les auréoles de transpiration qui commencent à se former aux aisselles.

« Voici Alice, dis-je à l’oreille de Spencer.

— Celle aux seins d’albâtre ? » Avant que j’aie pu répondre, Alice se précipite vers nous en criant : « Sel, sel, vite, du sel !

— Salut, Alice, dis-je, Ravageur et Réservé.

— Vous n’avez pas vu le sel ? Quelqu’un a renversé du vin rouge sur le tapis afghan de Cathy.

— Je te présente Spencer, mon meilleur ami. Il arrive de Southend.

— Ravie de faire ta connaissance, Spencer. Lavette. Il me faut la lavette. Brian, ôte-toi de là, bon sang. » Tandis qu’elle me repousse, je ne peux m’empêcher de remarquer la dentelle noire du soutien-gorge qui dépasse de son justaucorps.

« Le sel est ici ! » crie Antigone. Alice sort en courant avec la boîte et le chiffon mouillé.

« C’était Alice, dis-je.

— Torride, l’ambiance entre vous.

— Tu trouves ?

— Affirmatif. Tu as vu sur quel ton elle t’a traité de lavette ? »

Je l’envoie se faire foutre et nous quittons la cuisine.

Dans le hall, nous rencontrons Patrick et Lucy qui arrivent ensemble. Tous deux ont dans les bras des cartons de vrai jus d’orange pasteurisé, ce qui me semble bizarre mais doit être une coïncidence. Mon estomac se serre d’inquiétude car je n’ai pas parlé à Spencer du jeu télévisé, mais je tente de me rassurer en me disant qu’il y a peu de chances que le sujet soit abordé dans ce genre de circonstance.

« Comment vous et Brian vous connaissez-vous ? leur demande Spencer de son ton le plus mondain avant d’avaler une grande lampée de bière.

— Nous faisons partie de la même équipe.

— Quelle équipe ?

— Celle de l’University Challenge, dit Patrick, qui esquive de justesse un jet de Carlsberg Special Brew.

— Tu plaisantes, dit Spencer en s’essuyant la bouche du dos de la main.

— Non, interviens-je d’un ton las. L’équipe est constituée de nous trois, plus Alice.

— Tu ne me l’as jamais dit.

— Je n’en ai pas eu l’occasion. » Je fais un sourire d’excuse à Patrick et Lucy.

« Putain, Brian Jackson disputant l’University Challenge !

— Oui.

— Sauf que Brian n’était que remplaçant, ajoute Patrick. Si notre quatrième membre n’avait pas attrapé une hépatite…

— Brian passant à la télé, l’interrompt Spencer en rigolant. Quand ?

— Dans trois semaines.

— Avec Bamber Gascoigne ?

— Oui. Soi-même.

— Tu as l’air de trouver ça incongru…, dit Patrick à Spencer avec un sourire crispé.

— Non, non. Pas du tout. Je… Bon, je trouve simplement ça incroyable ! Bien joué, Brian, mon pote. Tu me connais, tu sais que je suis un fan de l’émission. » Il éclate de nouveau de rire.