Patrick prend son air le plus méprisant. « Je crois que je vais me servir à boire », dit-il. Son carton de jus d’orange sous le bras, il se dirige vers la cuisine. Lucy le suit en nous faisant un petit sourire embarrassé. Après leur départ, je dis à Spencer :
« Bravo, mec. Et merci.
— Qu’est-ce que j’ai encore fait ?
— Tu leur as ri au nez, c’est tout.
— Moi ? Pas du tout.
— Si.
— Bon, alors excuse-moi, Bri, mais je me suis toujours demandé quel genre de ringard tordu, frustré, refoulé à mort, pouvait rêver de faire partie de ce programme de télé, et je découvre que c’est toi, Brian. Toi. » Nouveau fou rire, partagé cette fois. Je lui dis d’aller se faire foutre, il me dit d’aller me faire foutre, et je commence à me demander si c’est normal pour deux amis de s’envoyer aussi souvent se faire foutre mutuellement. Nous décidons de monter à l’étage pour explorer et nous retrouvons devant une porte arborant un Défense d’entrer scotché dessus. Nous entrons. Six ou sept personnes assises en cercle se passent un joint en écoutant Chris, le hippy aux ongles noirs, continuer de raconter son équipée « au Pendjab sans papier hygiénique », sur un fond sonore d’un Van Morrison des débuts. Sa petite amie, accrochée à son bras, est son portrait en miniature : de grandes dents, des cheveux raides et ternes, elle a une tête à s’appeler Ruth. « Viens, on se tire », dis-je tout bas à Spencer, mais Chris, qui m’a entendu, se retourne. « Bienvenu, Bri, dit-il.
— Salut, Chris. Spence, je te présente Chris : nous sommes dans le même groupe de tutorat. Chris, je te présente Spencer, de Southend, mon meilleur ami.
— Salut, Spencer, dit Chris.
— Et voici Ruth, dis-je.
— En fait, je m’appelle Mary, dit Mary en se retournant pour serrer le bout des doigts de Spencer. Salut, Spencer. Sincèrement heureuse de faire ta connaissance. » Elle tapote le sol à côté d’elle pour nous permettre de nous joindre à eux – ou plutôt nous y obliger.
Chris passe le joint à une minuscule blonde au nez retroussé, aux cheveux retenus par un serre-tête. Elle est adossée à un lit, ses jambes sagement repliées sous elle. J’ignore son nom mais je la reconnais : c’est lady Ann, la première femme de Richard III, dont la rumeur dit qu’elle est également une « lady » dans la vie et qu’elle héritera un jour d’une bonne partie du Shropshire. Elle prend la cigarette, inhale à fond et nous la tend. « Les gars ?
— Merci, dit Spencer en en tirant une énorme bouffée, ce qui me surprend car il professe d’habitude un certain mépris pour les camés. De quoi parliez-vous ? demande-t-il à la ronde.
— De l’Inde, répondent-ils tous à l’unisson.
— Tu y es allé, Spencer ? demande Chris.
— Non, non. Peux pas dire que… »
Il avale une autre bouffée.
« Tu as tout de même pris une année sabbatique ? demande Ruth/Mary.
— Pas… en tant… que telle… (Il exhale entre les mots.)
— À quelle université es-tu ? demande Chris.
— Aucune.
— Pour le moment », je m’empresse jovialement d’ajouter. Spencer me fusille du regard tout en me faisant un sourire de crocodile. Il tire une dernière bouffée du joint avant de me le passer. Je le prends, le mets dans ma bouche, m’étouffe et le passe à mon voisin. Plus personne ne parle : on écoute la musique de Van Morrison et ma toux. Lady Ann se met soudain à genoux et nous dit d’une voix indistincte :
« J’ai une idée ! Si on jouait à : “Et si cette personne était…” ?
— C’est quoi, ce jeu ? demande Spencer.
— On choisit quelqu’un, puis on sort de la pièce et cette personne… non, je me trompe : c’est la personne désignée qui sort de la pièce, puis les gens dans la pièce désignent une deuxième personne, et la personne dehors revient dedans, et les deux désignés doivent faire le tour de nous tous arrangés en cercle et demander à chacun de nous : “Si cette personne devait être définie en termes météorologiques, elle serait quel type de temps ?” et cette personne doit répondre quelque chose comme : “Cette personne (celle qu’on a secrètement choisie) serait une belle journée ensoleillée.” Ou : “Un orage terrible”, ou je ne sais quoi. Il faut personnifier la personne en fonction de la façon dont on perçoit cette personne, puis la personne qui a été envoyée dehors demande à une autre personne : “Et si cette personne était un poisson, ou un sous-vêtement, quel poisson ou quel sous-vêtement elle serait ?”, et cette personne… »
Elle continue à nous « expliquer » pendant deux ou trois jours son jeu gonflant, ce qui me laisse tout le temps du monde pour examiner Spencer. Assis, la mâchoire pendante, muet, complètement dans les vapes, il se sourit à lui-même. J’entends un craquement, baisse les yeux, et me rends compte que je suis en train d’écraser la canette de bière que j’ai en main. Il faut qu’on sorte de là.
« Viens, Spencer, allons nous chercher à boire. »
Je lui prends le bras pour l’aider à se relever.
« Ohhhh ! Vous ne voulez pas jouer ? s’exclame Ruth – ou plutôt Mary.
— Peut-être plus tard. Là, tout de suite, nous avons besoin d’un verre », dis-je en m’esbignant avec ma boîte de bière encore pleine. Je tire Spencer vers la porte que je referme derrière nous. Dieu merci, on s’en est sortis. Je fonce vers l’escalier.
« Mais je voulais jouer, moi », glousse Spencer. Au lieu de me suivre, il s’appuie au mur, titubant, un sourire idiot sur le visage. Prétextant une envie d’aller aux toilettes, je lui désigne la porte qui y mène et vais m’y réfugier.
Une fois dedans, je m’appuie contre le lavabo, regarde dans la glace le superbe, le stupide bifteck cru qui me tient lieu de visage en me demandant pourquoi il faut toujours que Spencer gâche tout. Je l’aime, mais je déteste qu’il soit dans cet état, ivre et méchant. Ivre et sentimental, ça va, mais ivre et méchant, ça me fait peur. Non qu’il devienne violent – d’habitude il ne l’est pas, sauf si on le provoque –, mais il faut que je l’empêche de boire davantage, et je ne vois pas comment je peux faire, à moins de lui ôter les canettes des mains. On pourrait partir, bien sûr, mais si je ne vois pas Alice ce soir, je ne la verrai plus jusqu’à la prochaine réunion de l’équipe du Challenge, et je ne me sens pas d’attendre si longtemps. Le fait est que je trouve très difficile d’être Ravageur et Réservé avec un Spencer dans les parages.
Pis encore, il faut que je trouve le moyen de lui dire qu’il doit partir demain. Tant que je serai enfermé là-dedans, je n’aurai aucune décision fâcheuse à prendre, mais quelqu’un donne des petits coups impatients sur la porte. Je tire donc la chasse et remarque que celui qui a utilisé le W-C avant moi a copieusement arrosé la cuvette de plastique noir. Je songe à l’essuyer, allant jusqu’à rouler en boule plusieurs feuilles de papier, puis je décide que nettoyer l’urine des autres est dégradant – le genre de servilité dont je me suis toujours gardé. Ce n’est pas à moi de le faire. Souviens-toi : Ravageur et Réservé. Je tire la chasse et sors.
Alice est la première dans la queue. Plantée sur le seuil, elle parle avec Spencer en riant très fort.
« Hello, Brian, me dit-elle gaiement.
— Ce n’est pas moi qui ai pissé sur le siège des toilettes, dis-je, Ravageur et Réservé.
— Bravo, Brian. C’est bon à savoir. »