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Bob Marley chante maintenant « No Woman, No Cry » et je regarde Spencer descendre sa bière, ses yeux réduits à deux fentes fixés sur Patrick. Je croise son regard puis reporte le mien sur Rebecca, écarlate, qui enfonce un index belliqueux dans la poitrine de Patrick, prête à lui arracher le palpitant.

« Ce n’est pas ton argent car tu ne paies pas d’impôts, dit-elle.

— Non, pas encore, mais quand j’en paierai, j’en paierai beaucoup. Nous tous d’ailleurs. Je suis peut-être de la vieille école, mais il me semble avoir le droit de souhaiter que ce pactole n’aille pas à des faux “chômeurs”.

— Même si leur boulot ne leur permet pas de vivre ?

— Pas mon problème ! Si l’employé veut un meilleur job, il a plein de solutions : faire une formation en profitant du YOP (Youth Opportunities Program), essayer de se qualifier, prendre son vélo et faire le tour des… AU SECOURS ! DÉTACHEZ CE TYPE DE MA PERSONNE ! »

Spencer avait fait un pas en avant, tendu son avant-bras sous le menton de Patrick qu’il avait soulevé de terre, le clouant contre le mur. J’ai déjà vu Spencer se battre – sept ou huit fois –, mais je suis toujours ahuri par la situation, comme si je découvrais soudain qu’il sait faire des claquettes. L’incident s’est produit si vite que personne, en dehors de notre groupe, n’a rien vu. Les gens continuent à agiter la tête sur « No Woman, No Cry ». Mais Patrick commence à donner des coups de pied qui arrachent le plâtre, et Spencer, pour l’empêcher de gigoter, le plaque contre le mur avec son corps en lui écrasant les joues de sa main libre, transformant sa bouche en un genre de cul de poule.

« Arrête ça, mon pote, dis-je.

— D’accord, siffle Spencer. Question n° 1 : Qui est-ce “il” ? (Son visage est très près de celui de Patrick.)

— Qu’est-ce que tu veux dire ? crachote l’autre, qui a du mal à parler avec la bouche ainsi déformée.

— Ce “il” dont tu parles, c’est qui ?

— Toi, bien sûr.

— Lâche-le, dis-je.

— Comment je m’appelle ?

— Arrête, Spencer. Ça suffit, dis-je.

— Mon nom. Comment je m’appelle, sale petit connard pompeux », poursuit Spencer, ses doigts toujours enfoncés dans les joues de Patrick dont il cogne la tête contre le mur.

Le disque s’arrête dans un grattement de vinyle et les gens commencent à se retourner pour nous regarder. Patrick, carrément apoplectique, cherche le sol des pieds et ses dents serrées laissent échapper un mélange de salive et de jus d’orange.

« Argh… Me souviens… plus… de ton nom.

— Laissez tomber ! » crie quelqu’un. Un rassemblement a commencé à se former à la porte. « On appelle la police ! » crie une autre voix. Mais Spencer s’en moque. Je l’entends dire, son front contre celui de Patrick : « La réponse est Spencer, Patrick, et si tu as d’autres leçons à me donner concernant mon plan de carrière, tu le feras directement, en t’adressant à moi, espèce de petit bêcheur immonde… »

Il y a soudain un nouveau débordement d’activité car Patrick arrive à dégager un bras : du plat de la main il applique une claque sur l’oreille de Spencer, plus bruyante qu’efficace, mais qui suffit à le libérer ; Patrick commence à envoyer des coups de poing tous azimuts, à cracher et hurler comme un enfant furieux. L’assistance se rue dehors à reculons en glapissant ; dans le chaos ambiant, je vois Alice, telle l’héroïne sur une affiche de cinéma, qui s’accroche au bras de Spencer pour tenter de l’entraîner, lui aussi, hors de la pièce, mais en se libérant, il l’envoie valdinguer contre l’appui de la fenêtre, sur lequel elle se cogne lourdement la tête. Je la vois grogner et se toucher le crâne, qu’elle croit en sang. Je voudrais m’approcher d’elle pour m’assurer qu’elle n’est pas blessée, mais Patrick fait toujours des moulinets avec ses bras, tentant en vain d’atteindre Spencer qui, accroupi au sol, esquive les coups en attendant son heure. Elle vient. Spencer se lève, pose une main à plat sur la poitrine de l’autre pour le maintenir hors de portée puis détend son bras gauche pour lui envoyer un formidable coup de poing sur le côté de la figure. On entend le même bruit mouillé qu’un morceau de bidoche jeté sur une planche à découper. Patrick tourne deux fois sur lui-même et s’affale, le visage contre terre.

Il y a un moment de silence puis tout le monde se rue sur lui. Il a roulé sur le dos et se touche prudemment le nez et la bouche, orifices qui saignent en abondance. « Oh, mon Dieu, marmonne-t-il. Oh, mon Dieu. » Je le sens à deux doigts de pleurer quand Lucy Chang se fraie un passage, s’accroupit et, les deux mains derrière sa tête, l’aide à se mettre en position assise. À part eux deux, je ne vois clairement que trois autres personnes.

Rebecca, plantée au milieu de la pièce, les mains sur la bouche, tente de réprimer un fou rire, ou des larmes.

Alice, sonnée, appuyée contre la fenêtre, regarde Spencer, bouche bée, en se frottant la tête.

Spencer, ignorant Patrick au tapis, lève la main pour examiner l’état de ses phalanges en respirant fort. Il me regarde et me lance entre ses dents serrées : « Tirons-nous d’ici, tu veux bien ? »

En bas, les choristes, avec une obstination – et une pertinence – qui les honore, reprennent la chanson des Beatles « With a Little Help From My Friends[27] ».

30

QUESTION : La blépharite, l’ectropion, l’amblyopie et l’hétérophorie affectent l’acuité visuelle. En quels termes définiriez-vous leurs effets ?

RÉPONSE : On n’y voit rien.

Nous descendons la colline en silence, Spencer quasiment sur mes talons. J’entends son pas cogner le trottoir mouillé mais je suis trop furieux, trop gêné, trop ivre et trop embrouillé pour lui parler. Je fonce tête baissée.

« Quelle fête super », me lance-t-il au bout d’un moment.

Je me tais.

« Alice m’a plu.

— Ouais, j’ai cru remarquer. »

Je ne me retourne pas.

Nous marchons de nouveau en silence.

« J’ai une idée, Bri : si on jouait à “Si cette personne était…” ? »

Je hâte le pas.

« Écoute, Brian, si tu as quelque chose à me dire, dis-le ; tout ça, c’est trop con.

— Si je me tais, tu vas m’exploser la gueule ?

— Je serai certainement tenté de le faire, marmotte-t-il. Bon, vieux, maintenant que tu m’as fait la leçon, tu vas m’écouter ? (Je continue à marcher.) S’il te plaît ! » Ces mots ne lui viennent pas facilement, comme à un enfant caractériel qu’on oblige à être poli. Je me retourne tout de même.

« Bon : Brian, excuse-moi d’avoir cogné le capitaine de ton équipe de l’University Challenge… »

Il ne peut pas s’empêcher de finir la phrase en gloussant. Je lui tourne de nouveau le dos.

Au bout d’un instant, je l’entends courir derrière moi. Je tressaille, mais il me fait face et, au lieu de me foncer dessus, recule à toute allure en m’apostrophant : « Qu’est-ce que tu voulais que je fasse, Bri ? Que je reste planté là à m’en prendre plein la gueule ? Il m’a traité comme de la merde.

— Et tu as décidé de le frapper ?

— Ouais.

— Parce que tu n’étais pas d’accord avec lui ?

— Non, pas seulement pour ça.

— Ça ne t’est pas venu à l’idée de discuter, de faire valoir ton point de vue de façon calme et rationnelle ?

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27

« Avec un peu d’aide de mes amis ».