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— Mon point de vue n’a rien à voir là-dedans : il voulait me faire passer pour un salaud.

— Tu as donc recouru à la violence ?

— Je n’ai pas “recouru” à la violence. Je l’ai choisie d’emblée.

— Tu es un malin, hein ? Un dur aussi.

— On ne peut pas dire que tu m’aies beaucoup aidé. Tu avais peur qu’il te vire de l’équipe, ou quoi ?

— J’étais de ton côté.

— Faux. Tu brandissais simplement ta conscience sociale comme un étendard pour impressionner tes deux copines. Si tu n’avais pas abordé le sujet de mes ennuis…

— Qu’est-ce que tu voulais que je fasse : tenir les bras de Patrick liés derrière son dos pour que tu puisses lui casser la gueule ? Ce sont mes amis, Spencer.

— Ton ami, ce couillon ? C’est encore pire que ce que je croyais, Brian, car toi aussi, il te traite comme de la merde.

— Non.

— Si. Je l’ai vu faire. C’est un nullard. Il a mérité ce qui lui est arrivé.

— Mais lui, au moins, ne cherche pas à me tirer les filles qui me plaisent.

— Hé ! Attends un peu ! » Il me bloque en me mettant une main sur la poitrine, comme il l’a fait à Patrick avant de le frapper, et je me demande s’il peut entendre les battements affolés de mon cœur. « Tu crois que j’ai essayé de te piquer Alice ? Tu le crois vraiment ? me demande-t-il.

— Il m’a semblé en tout cas. Toutes ces caresses sur ton crâne rugueux… »

Je lui passe la main sur la tête mais il l’ôte violemment en me saisissant le poignet.

« Tu sais, Bri, pour quelqu’un censé être instruit, tu es parfois un mongolien.

— Cesse de me parler comme ça, dis-je en tentant de libérer mon poignet.

— Comme quoi ?

— Comme ça – tu m’injuries sans arrêt ! Qu’est-ce qui se passe, Spence … ton besoin de tout foutre en l’air… Je suis désolé que ça aille mal pour toi en ce moment, désolé que tu ne sois pas heureux, mais avec un peu d’esprit pratique, tu pourrais t’en sortir. Dommage que tu choisisses de ne pas le faire parce que c’est plus facile de brûler tes vaisseaux, de mépriser, railler ceux qui s’échinent à faire quelque chose de leur vie.

— Des gens comme toi, par exemple ? (Il ricane, bien sûr.)

— Tu sais quoi, Spencer ? Tu es jaloux, c’est tout. Tu as toujours été jaloux de moi parce que je travaille dur, parce que je suis intelligent, que j’ai des diplô…

— Minute ! Intelligent ? Tu te dis intelligent, espèce de crétin qui te la pètes ! Quand je t’ai rencontré, tu n’étais même pas capable de nouer tes putains de lacets. J’ai dû t’apprendre. Jusqu’à l’âge de quinze ans, tu avais “gauche” et “droite” écrit sur les semelles de tes chaussures de tennis. Tu ne pouvais même pas arriver à la fin d’un match de foot sans éclater en sanglots, pauvre petit con pathétique. Si tu es si malin, pourquoi tu ne sais pas ce que les gens disent de toi derrière ton dos ? Pourquoi ils se foutent de toi ? Je t’ai défendu pendant des années, après la mort de ton père…

— Qu’est-ce que mon père vient faire là-dedans ?

— À toi de me le dire, Brian. À toi de me le dire…

— Laisse mon père en dehors de ça, d’accord ? (Je crie.)

— Sinon quoi ? Tu vas pleurer ?

— Va te faire foutre, Spencer. Tu es une brute. »

Mes yeux me piquent et l’angoisse me noue l’estomac. Je comprends que je dois m’éloigner de lui. Je me détourne et remonte la colline.

« Où tu vas ? me crie-t-il.

— Sais pas.

— Tu me fuis, Brian ?

— On peut dire ça comme ça.

— Et moi, qu’est-ce que je deviens ?

— Sais pas, Spencer. C’est plus mon problème. »

Je l’entends alors dire tout bas, comme s’il se parlait à lui-même : « OK, va te faire foutre. » Je m’arrête et me retourne, m’attendant à le voir sourire, ou ricaner. Mais il est resté là où il était, sous un lampadaire, la tête renversée en arrière, les yeux fermés, le poing pressé sur son front.

Il a l’air d’avoir dix ans. Je sens que je devrais aller vers lui, ou tout au moins m’approcher, au lieu de quoi je lui crie depuis l’autre côté de la rue : « Il faut que tu t’en ailles, Spence. Demain matin. Tu ne peux pas rester plus longtemps. C’est contraire au règlement. »

Il ouvre des yeux rougis, fatigués, pleins de larmes et me regarde posément.

« C’est pour ça que tu veux que je parte, Brian ? Parce que ma présence est contraire au règlement ?

— Oui, en partie.

— Bon, très bien. Je m’en vais.

— OK.

— Et excuse-moi de t’avoir mis dans l’embarras devant tes amis.

— Tu ne m’as pas mis dans l’embarras. Je ne veux plus te voir ici, c’est tout. »

Je me détourne une fois de plus et m’éloigne sans regarder en arrière. Je devrais être satisfait puisque, pour la première fois, j’ai tenu tête à Spencer, mais je ne le suis pas. Je me sens vidé, perturbé, bête et triste. Je continue à marcher au hasard, perdant toute notion du temps.

Je me dis vaguement que Spencer n’a pas la clé de chez moi. La chose à faire serait de rentrer pour lui ouvrir. Mais libre à lui de réveiller Marcus ou Josh ; après tout, je ne suis pas le gardien de mon copain. Je vais juste lui donner assez de temps pour retrouver la maison et s’endormir ; quant à moi, j’ai besoin d’évacuer tout cet alcool et d’échapper à ce désordre, puis je me glisserai dans ma chambre, ni vu ni connu. Demain matin, il sera toujours temps de faire le point. Sauf qu’une heure plus tard, je traîne encore dehors. La bruine s’est transformée en pluie et, sans le vouloir, je me retrouve devant la cité U où logent Alice et Rebecca.

Il est 1 heure du matin et les hautes grilles sont fermées. Seuls entrent les possesseurs de clés. Je dois donc escalader. Je me débrouille pour le faire sans déclencher l’alarme ni m’empaler, mais une fois passé de l’autre côté, la semelle de mes souliers dérape sur le talus boueux jonché de branches mortes et, tel un enfant sur un toboggan, je le dévale jusqu’en bas pour me retrouver en vrac sous un massif de rhododendrons. Je m’essuie les mains sur le paillis mouillé et attends, tapi sous le buisson, que quelqu’un emprunte l’allée de gravier et ouvre la porte des dortoirs.

L’eau glacée qui s’écoule des feuilles me goutte dans le cou, et la boue a trempé mes richelieus en daim. J’ai l’impression d’avoir du carton froid et mouillé enroulé autour des pieds. Je suis sur le point de renoncer quand je vois quelqu’un emprunter l’allée. Je sors de mon abri pour le suivre. Il ouvre la porte et je lui crie : « Attendez ! » Il se retourne pour me regarder.

« Ne refermez pas ! » Le type, que je ne connais pas, me regarde avec suspicion. Il a déjà à moitié refermé la porte. « J’ai oublié mes clés… par une nuit pareille, vous vous rendez compte ! »

Il regarde mon pantalon et mes chaussures crottés de terreau. « Je suis tombé. Bon sang, je suis trempé ! »

Comme il ne bouge pas, je fouille dans mon portefeuille avec des doigts engourdis et gluants pour sortir ma carte d’étudiant – avec succès car il finit par me laisser entrer.

J’emprunte les couloirs obscurs d’un pas lourd et mouillé en laissant une traînée de compost sur le parquet ; je me retrouve enfin devant la porte d’Alice. Un rai de lumière orangée filtre sous la porte : elle ne dort pas. J’appuie mon oreille contre le battant et j’entends de la musique. C’est Joni, qui chante « Help Me », l’un des morceaux de l’album Court and Spark et j’ai désespérément envie d’être au chaud de l’autre côté, dans la clarté tamisée d’une lampe de chevet. Je frappe doucement – trop doucement, car elle n’entend pas. Je refrappe en chuchotant son nom.