RÉPONSE : L’électricité statique.
Il y a certaines choses qu’un homme de dix-neuf ans comme moi est censé avoir déjà faites. Prendre l’avion, par exemple, conduire une moto ou une auto, marquer un but, arriver à fumer une cigarette jusqu’au bout. À dix-neuf ans, Mozart avait composé des symphonies, des opéras et joué pour les têtes couronnées d’Europe. Keats avait écrit Endymion. Même Kate Bush avait enregistré deux albums, et moi, je n’ai encore jamais mangé de maïs en boîte.
Je dois dire pourtant que tout cela m’est égal car cette nuit, je vais décrocher la lune pour la première fois de ma vie, je vais passer la nuit au lit avec une femme.
Bon, il faut que je m’explique un peu. J’ai déjà partagé une tente pour une personne avec Spencer et Tony, à Canvey Island, dans l’Essex, et nous étions vraiment les uns sur les autres. J’ai aussi dormi avec maman les deux nuits qui ont suivi la mort de mon père. Et la veille des funérailles, j’ai partagé mon lit avec ma cousine irlandaise, Tina, mais cela ne compte pas car, hormis les tristes circonstances et le tabou de l’inceste, Tina était – est toujours – une sorte de fauve. Il est clair que, depuis que je suis adulte, je n’ai jamais de ma vie passé une nuit entière avec une personne du sexe opposé dont je ne suis pas trop proche ou dont je n’ai pas peur. Jusqu’à aujourd’hui.
Nous restons une heure ou deux à boire du whisky côte à côte sur le lit, parlant et écoutant Tapestry, de Carole King, et le nouvel album de Tracey Thorn et Ben Watt, le duo EBTG. Sachant que le temps ne m’est pas compté, je me détends un peu et nous rions à l’évocation de la soirée – la bagarre, la tête de Patrick essayant de se rappeler le nom de Spencer. Alice est assise en position de lotus, et elle a descendu son tee-shirt sur son ventre par pudeur, mais quand elle ne regarde pas, je vois la blancheur marbrée de l’intérieur de ses cuisses et le début du creux ombreux des aines.
« Au fait, Brian, j’ai quelque chose à t’apprendre.
— Quoi ? (Bon sang : je suis amoureuse de Spencer, voilà ce qu’elle va m’annoncer.)
— J’ai reçu de bonnes nouvelles ce soir. (Elle me met à la torture.)
— Vas-y.
— Je suis Hedda Gabler.
— Fantastique ! Bravo. »
Pour être honnête, j’espérais en secret qu’elle n’aurait pas le rôle, en partie parce qu’elle passerait son temps à répéter, en partie parce que, comme tous les acteurs, elle peut être phénoménalement emmerdante quand elle aborde ce sujet. Mais n’allez pas croire que je manque, moi, de talent dans l’hypocrisie. « C’est génial ! Tu vas être une Hedda formidable ! Ça me fait tellement plaisir ! » Je la serre contre moi et l’embrasse sur la joue parce que après tout, autant que moi aussi j’y gagne quelque chose. « Hé, tu restes dans l’équipe du Challenge, n’est-ce pas ?
— Oui. J’ai vérifié. Les dates collent, même si on arrive jusqu’à la deuxième manche.
— On y arrivera.
— Bien entendu. »
Ensuite, on parle environ une heure des nombreux défis que représente la pièce, ce qui n’est pas facile pour moi car, pour être franc, je ne l’ai pas lue. Je pratique l’attention flottante tout en contemplant Alice. Une de ses phrases me fait cependant tendre l’oreille :
« … ce qui est super, c’est que Neil MacIntyre joue Eilert Lovborg.
— Qui est ce Neil ?
— Tu sais bien : il a campé un fantastique Richard III le trimestre dernier.
— Oh, lui ! » dis-je, signifiant par là « le con au tambourin ». Neil MacIntyre, ce petit enfoiré qui s’est trimballé tout le trimestre précédent à la cafét’ sur des béquilles pour « se mettre dans l’esprit du rôle » de Richard III. J’ai été souvent tenté de les envoyer valser d’un coup de pied, mais Alice, à l’évidence enthousiasmée par son partenaire et les expériences qui les attendent, gesticule, presse les mains sur son front, se mord fiévreusement la lèvre. En fait, elle me joue la pièce scène par scène, et je tente de rester éveillé en clignant sauvagement des yeux quand elle ne me regarde pas et en jetant des regards furtifs sur Snoopy qui monte et descend sur son tee-shirt, et sur la peau pâle de la face interne de ses cuisses. Ces petites photographies mentales m’aident à combattre le sommeil.
En fin de compte, quand Hedda a jeté le manuscrit de son bien-aimé Lovborg dans les flammes et s’est suicidée dans les coulisses, Alice dit : « Ma vessie va éclater si je ne vais pas pisser. » À pas de loup, elle va aux toilettes communes situées dans le couloir. Dès qu’elle est sortie, je bondis sur son déodorant Cool Blue dont je me roule une bille illicite sous les bras, puis je tourne le radio-réveil pour qu’elle ne voie pas qu’il est 3 heures du matin ; elle risque de déclarer qu’elle a sommeil. Pourtant, quand elle revient, elle bâille et me dit : « Au lit ! », puis elle va au lavabo se brosser les dents.
« Tu vas être obligé d’emprunter ma brosse, marmonne-t-elle la bouche pleine de mousse. J’espère que ça ne te gêne pas.
— Moi, non. J’espère que toi non plus. »
Je la rince un peu, la brosse, mais pas trop. Côte à côte devant le lavabo, j’opère, tandis qu’elle se démaquille avec un produit bleu. Il y a un petit épisode comique quand elle tend la main vers la tablette pour prendre du coton au moment où je crache. Nos yeux se croisent dans la glace, et elle éclate d’un rire joyeux avant d’essuyer sur son poignet la pâte mentholée. Ce moment que nous vivons a quelque chose de plaisamment conjugal, comme si on s’apprêtait à se coucher après avoir invité nos meilleurs amis à un dîner parfait, mais en fin de compte, je ne le dis pas car je ne suis pas un parfait crétin.
J’ôte le pantalon de jogging et le pull vert de manière à n’être pas sexuellement provocant, et je songe à garder les grosses chaussettes pour le confort, sauf que chaussettes et slip, ça ne va pas ensemble. Je les enlève donc et les pose près du lit, au cas où.
« Tu veux être près du mur ou… ?
— Ça m’est égal.
— C’est moi qui m’y mets alors.
— Très bien.
— Tu as pris un verre d’eau ?
— Oui. »
Elle se glisse sous l’édredon en patchwork artisanal, et je la suis.
Au début, nous ne nous touchons pas, pas volontairement du moins. Nous tournons comme des chats pour trouver notre place dans ce lit minuscule. Nous finissons par adopter la seule position possible : en parallèle, comme des points d’interrogation. Le problème, c’est que je n’ose pas la toucher : elle pourrait aussi bien être un rail conducteur. En un sens, elle l’est.
« Tu es bien ?
— Ouais.
— Bons cauchemars, alors.
— Quoi ?
— C’est l’expression que mon père employait au lieu de dire “doux rêves”.
— Bons cauchemars à toi, Alice.
— Éteins, s’il te plaît. »
J’éteins. Je me demande un instant si l’obscurité nous libérera de nos inhibitions et déchaînera nos désirs secrets, mais non. C’est pareil qu’avant, sauf qu’on est dans le noir. Nous restons dans la même position non imbriquée, et il devient vite évident que la tension musculaire exigée pour ne pas la toucher va être impossible à conserver, comme si je devais tenir une chaise à bout de bras toute la nuit. Je me détends donc un peu et ma cuisse touche la courbe chaude de sa fesse gauche. Comme elle ne bronche pas et ne m’enfonce pas son coude dans l’estomac, j’en déduis que tout va bien.