Mais maintenant, ce sont mes bras qui me posent un problème. Je ne sais plus qu’en faire. Le gauche commence à me picoter ; je le libère de dessous mon torse en donnant un grand coup dans les reins d’Alice.
« Aïe !
— Excuse-moi.
— Je t’en prie. »
Ils sont désormais ballants, devant moi, formant un angle bizarre. J’ai l’impression d’être une marionnette cassée. J’essaie de me rappeler ce que je fais d’habitude avec eux quand je ne suis pas au lit avec quelqu’un, c’est-à-dire ce que j’ai fait de mes bras pendant dix-neuf ans. J’essaie de croiser ces étranges membres surnuméraires sur la poitrine, ce qui n’arrange rien, quand Alice se renfonce contre le mur en emportant l’édredon. Mon dos nu, qui fait une bosse au bord du lit, est exposé au courant d’air et je sens le froid remonter dans mon boxer-short. J’ai deux solutions : récupérer ma part de duvet, ce qui est un peu brutal, ou prendre le risque de me rapprocher d’Alice, ce que je fais et qui est délicieux. La « position cuillères », je crois que c’est l’expression dans le Kama-sutra. Je sens, j’entends sa respiration, et j’essaie de caler la mienne dessus pour m’endormir, ce qui est impossible car mon cœur, comme celui du lévrier, bat bien trop vite.
Tout d’un coup, je me retrouve avec ses cheveux dans la bouche. Je tente de les recracher en contorsionnant divers muscles faciaux, mais ça ne semble pas marcher ; je rejette alors la tête en arrière, mais rien à faire : les cheveux me remontent maintenant dans les narines. J’ai toujours les bras croisés sur la poitrine, contre le dos d’Alice, et, pour en retrouver l’usage et ôter cette pilosité de mon nez, je dois en extraire un qui, maintenant qu’il n’est plus sous l’édredon, commence à s’engourdir de froid, tandis qu’une crampe se déclare dans l’autre – ou une crise cardiaque, allez savoir. L’odeur du déodorant est cruellement Fraîche et Bleue, mon boxer-short est de nouveau exposé à l’air, j’ai froid aux pieds et songe à remettre les chaussettes…
« Bon sang, qu’est-ce que tu es remuant ! me dit Alice.
— Je ne sais pas quoi faire de mes bras.
— Ça. »
Elle fait alors une chose stupéfiante : elle tend les siens dans son dos, prend les miens et les passe autour d’elle, sous son tee-shirt, ce qui fait que j’ai sous la main la chair chaude de son ventre, tandis que la courbe de son sein touche mon avant-bras.
« C’est mieux ?
— Incomparable.
— Tu as sommeil ? (Question absurde, considérant que son sein droit touche mon poignet.)
— Pas vraiment.
— Moi non plus. Parle-moi alors.
— De quoi ?
— N’importe quoi.
— D’accord. (Je décide de prendre le taureau par les cornes.) Que penses-tu de Spencer ?
— Il m’a plu.
— Tu trouves que c’est un type bien ?
— Ouais. Un peu, tu vois… macho (elle prend l’accent cockney)… plus viril, tu meurs – et frimeur –, mais je l’ai trouvé intéressant. Il t’adore, ça crève les yeux.
— Ça, j’en doute.
— Si. Tu aurais dû l’entendre chanter tes louanges.
— Je croyais qu’il te faisait du gringue.
— Oh, non. Plutôt le contraire. (C’est quoi, le “contraire” du gringue ?)
— Qu’est-ce que tu veux dire ? »
Elle hésite et tourne à demi la tête vers moi en disant :
« Eh bien, il semblait croire que tu étais… que tu avais le béguin pour moi.
— Spencer t’a dit ça ? À la soirée ?
— Oui. »
Et voilà. C’est déballé. Je ne sais que dire, ni où regarder. Je roule sur le dos en soupirant : « Merci, Spencer, merci beaucoup, vieux.
— Il ne croyait pas mal faire.
— Qu’est-ce qu’il t’a dit d’autre ?
— Eh bien, il était assez ivre, mais il m’a dit que tu étais un type super, un peu con parfois – ce sont ses propres termes – mais, globalement, loyal, correct, et qu’il n’en connaissait pas des masses comme toi. Il m’a conseillé de sortir avec toi si j’avais un peu de jugeote.
— Spencer t’a dit tout ça ?
— Oui. »
Je revois soudain mon copain sous la pluie, appuyé contre le lampadaire, les yeux fermés et le poing pressé sur le front. Je me vois aussi marcher non vers lui, mais dans l’autre sens.
« À quoi tu penses ? me demande Alice, la tête de nouveau tournée vers le mur.
— Je ne sais plus que penser.
— Je suppose que Spencer a raison. Je me l’étais déjà dit.
— Ça se voit tellement ?
— Eh bien, il y a certaines façons que tu as de me regarder. Et puis, il y a eu notre dîner, le soir de ton anniversaire.
— Oh, j’ai tellement honte de ce qui s’est passé…
— Tu ne devrais pas. C’était chouette. C’est juste que…
— Quoi ? »
Elle se tait un moment, puis pousse un gros soupir en me serrant la main, le genre de geste qu’on a pour un gosse dont le hamster est mort. Je rassemble mes forces pour la suite, le blabla « restons amis », mais elle se retourne pour me regarder, coince ses cheveux derrière ses oreilles ; je distingue à peine son visage dans la lueur orangée du radio-réveil.
« Je ne sais pas, Brian. Je suis une catastrophe pour les autres, tu sais.
— Non, c’est faux.
— Je suis dure. Toutes mes aventures ont mal fini pour les hommes concernés.
— Je m’en fiche.
— Tu ne devrais pas. Tu sais comment je suis…
— Je sais, tu m’as dit. Mais ça ne change rien pour moi. Je trouve qu’on devrait essayer, voir ce que ça donne. Cela dépendrait de toi, bien sûr, car je peux très bien ne pas te plaire sur le plan amoureux…
— J’y ai réfléchi. Mais ce n’est même pas en rapport avec toi en particulier. Je n’ai pas vraiment de temps à consacrer aux futilités qu’implique d’avoir un jules. Je vais jouer Hedda, il y a la troupe. Je tiens trop à mon indépendance.
— Moi aussi je tiens à la mienne. »
C’est un mensonge éhonté. Que suis-je censé faire de cette chose malvenue ? Vous savez ce que c’est que l’indépendance ? L’indépendance, c’est fixer le plafond au milieu de la nuit, les ongles enfoncés dans la paume de votre main. L’indépendance, c’est se rendre compte que la seule personne à qui on a parlé dans la journée est le débitant de boissons. L’indépendance, c’est un repas en promo un samedi soir au sous-sol du Burger King. Quand Alice parle d’indépendance, la chose a pour elle un sens totalement différent. L’indépendance, c’est le luxe de ces gens trop sûrs d’eux, trop occupés, trop populaires et trop séduisants pour être de simples solitaires.
Ne vous y trompez pas : « solitaire » est un gros mot. Dites aux gens que vous avez un problème d’alcool ou un dérèglement du comportement alimentaire, ou simplement que votre père est mort quand vous étiez gosse, et vous voyez une lueur d’intérêt s’allumer dans leurs yeux : ce pathos, telle une pièce de théâtre, est pour eux un enjeu fascinant car ils peuvent s’impliquer, discuter, analyser, et, pourquoi pas, se mêler de guérir. Mais dites à quelqu’un que vous vous sentez seul. Il vous semblera compatissant, mais regardez attentivement, et vous verrez une main se tordre dans son dos vers la poignée de la porte, comme si son propriétaire, trouvant la solitude contagieuse, s’apprêtait à se ruer dehors. Parce que la solitude est un phénomène banal, humiliant, évident, terne et laid.