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Moi, toute ma vie, comme dirait Wordsworth, je me suis senti « seul comme un nuage », et j’en ai marre. Je veux faire partie d’une équipe, je veux un partenariat, je veux entendre le murmure d’admiration que déclenchera chez les gens notre entrée dans une pièce (« Bon, nous sommes sauvés puisqu’ils sont là »), mais aussi leur faire un peu peur, les intimider par l’acuité de nos reparties – Dick et Nicole Diver dans Tendre est la nuit, charmeurs et sexuellement captivés l’un par l’autre, comme Burton et Taylor, ou comme Arthur Miller et Marilyn Monroe, mais en solides, sensés, constants, sans les dépressions nerveuses, les infidélités et le divorce. Je ne peux pas le dire tout haut, car rien en ce moment même n’effraierait autant Alice, sauf si je brandissais une hache, et je ne peux certainement pas prononcer le mot, si dérangeant, de « solitude ». Que dire, alors ? J’inspire à fond, soupire, me prends la tête et déclare :

« Tout ce que je sais, c’est que tu es absolument fabuleuse, Alice, et d’une beauté frappante, mais, plus important, j’adore passer du temps avec toi. Je crois vraiment qu’on devrait… » Je m’arrête et fais quelque chose d’hallucinant. J’embrasse Alice Harbinson.

Je l’embrasse vraiment, sur la bouche et tout. Ses lèvres chaudes sont légèrement gercées – je sens la peau morte sur celle du bas, que j’envisage de mordre tout en me disant que ce serait peut-être un peu trop audacieusement sensuel pour un début. Peut-être, simplement en l’embrassant, pourrai-je la débarrasser de cette petite peau… Peut-on embrasser de la peau morte ? Je ne l’ai jamais fait. Je le fais. Alice s’écarte et je me dis que j’ai tout fichu en l’air quand elle me sourit, ôte elle-même le morceau de peau, passe le dos de la main sur sa bouche pour vérifier qu’elle ne saigne pas, se passe la langue sur les lèvres, et nous retournons à notre divine séance de baisers.

Je ne suis pas un expert en la matière, mais je suis presque sûr que ceux-là sont bons. C’est très différent de l’expérience avec Rebecca Epstein : Rebecca est une fille formidable et amusante, mais sa façon d’embrasser est comme elle, sans compromis. La bouche d’Alice semble être sans contours, sans limites, elle n’est que douceur chaude, et malgré le soupçon de mauvaise haleine derrière le menthol du dentifrice, je me sentirais au paradis si, tout d’un coup, je ne me demandais pas que faire de ma langue, qui me semble énorme et charnue comme celles qu’on voit enveloppées dans du film plastique chez le boucher. Mettre la langue, est-ce approprié en cette situation ? Alice, une fois de plus, me vient en aide : je sens sa langue toucher timidement mes dents, puis elle me prend la main et la pose sur Snoopy et sa niche, puis sous Snoopy, et ce qui se passe après se brouille dans mon esprit.

32

QUESTION : Sous quel nom est plus connu Ehrich Weiss, fils d’un rabbin hongrois, célèbre pour sa dextérité à se libérer des entraves et son art de l’escamotage ?

RÉPONSE : Harry Houdini.

Le lendemain matin, on s’embrasse encore, sans l’abandon érotique de la nuit, car elle peut enfin voir qui elle a en face. Elle a de surcroît un atelier Masques à 9 h 15. À 8 heures, mes souliers crottés à la main, je suis prêt à m’escamoter.

« Tu ne veux pas que je t’accompagne, tu es sûre ? dis-je.

— Oui.

— Sûre sûre ?

— Oui. Je veux préparer mes affaires en paix, prendre une douche et tout. »

Je serais très heureux d’assister à tout cela, et je sens obscurément que j’y ai droit, mais la salle de bains est commune, ce qui fiche tout en l’air, et, surtout, je ne dois pas m’accrocher. C’est capital.

« Bon, alors merci de m’avoir eu », dis-je, en m’essayant, avec ce mauvais jeu de mots, à la fanfaronnade.

Raté. Je me penche pour l’embrasser. Elle se recule un peu trop vite et je me demande si je l’ai vexée, quand elle produit une explication tout à fait raisonnable :

« Désolée. Mauvaise haleine.

— Pas du tout », dis-je bien qu’elle pue vraiment du goulot. Mais ça m’est égal. Elle pourrait cracher du feu que ça ne me gênerait pas.

« Tu pourrais cracher du feu que ça ne me gênerait pas, dis-je.

— Hmmm, répond-elle, sceptique, en roulant des yeux ravis. Bon, dépêche-toi de partir. Il ne faut pas qu’on te voie. Et, Brian…

— Oui ?

— Tu ne dis rien à personne, promis ?

— Bien sûr.

— Ce sera notre secret ?

— Oui.

— Un secret absolu ?

— Je le jure.

— Bon. Tu es prêt ? » Elle ouvre la porte et regarde si la voie est libre avant de me pousser dehors du petit geste amical qu’on emploie pour faire sauter un parachutiste réticent. Avant qu’elle referme la porte, j’ai le temps d’entrevoir une dernière fois son ravissant visage. Elle sourit, il me semble.

Assis sur un radiateur, je tape mes chaussures l’une contre l’autre en souillant le parquet de boue séchée.

Je flotte jusque chez moi. Depuis la veille, je n’ai mangé que des chips et des cacahuètes. Je meurs de faim et me suis froissé un muscle du cou en embrassant Alice, ce qui doit être bon signe – l’enthousiasme. Je ressens les effets de ma nuit blanche : ce vertige, cette impression de vide, de speed, la montée d’adrénaline provoquée par l’exultation et l’échange de salive. Je m’arrête au garage pour acheter mon petit déjeuner : une canette de Fanta, une barre Mars, et une Aero Mint. Je me sens tout de suite mieux.

C’est une belle matinée d’hiver fraîche et piquante. Des théories de gosses vont à l’école sans se presser, la main dans la main de leurs parents. À un passage piétonnier, j’attends, en mordant dans ma barre Aero Mint, de traverser à côté d’une petite fille qui regarde avec curiosité mes souliers et mon pantalon boueux. On dirait que quelqu’un m’a plongé dans une bassine de cacao. Voilà le genre d’image bizarre que les livres pour enfants un peu sophistiqués doivent adorer. Je souris à la petite fille, me penche vers elle et lui dis donc, avec des accents à la Salinger : « En fait, je veux dire, on m’a plongé dans une bassine de cacao ! »

Les mots sont sujets à quelque avatar entre mon cerveau et ma bouche. Ils résonnent soudain à mes oreilles comme les plus étranges et dérangeants qu’on puisse dire à un enfant. Sa mère semble également de cet avis car elle me regarde comme si j’étais L’Attrape-mômes en personne et, prenant sa fille dans ses bras, elle traverse avant que le feu passe au rouge. Je décide d’ignorer sa réaction car je ne veux pas qu’on me gâche ma matinée ; je tiens à conserver mon allégresse légèrement nauséeuse, mais tout de même, quelque chose me tracasse, dont je n’arrive pas à me débarrasser.

Spencer. Qu’est-ce que je vais dire à Spencer ? M’excuser, c’est probable. Mais sans trop de solennité, sans en faire trop ; je vais juste lui dire : « Eh, vieux, désolé pour hier soir, mes mots ont dépassé ma pensée », et nous rirons de la situation ensemble. Puis je lui confierai qu’Alice et moi avons fait l’amour… ah, non, j’ai promis de ne pas en parler…, que nous « sortons ensemble », et tout redeviendra normal. Bien entendu, ce serait mieux qu’il parte aujourd’hui, mais je ferai l’effort de lui préparer de quoi lire, et, tout à fait rabibochés, nous irons ensemble à la gare.

Il n’est pas à Richmond House. La chambre est dans le même état que nous l’avons laissée hier après-midi en sortant – le sommier, la pagaille de couvertures et de serviettes humides, l’odeur d’ammoniaque, de Carlsberg et de gaz du Calor. Je me demande s’il a laissé des affaires ici mais me souviens qu’il n’avait rien d’autre que le sac en plastique avec le Daily Mirror et un reste ranci de petit pâté à la viande toujours posé au pied de mon bureau. Inquiet, je ramasse le sac et vais à la cuisine, où Marcus et Josh mangent des œufs pochés en vérifiant le cours de leurs actions dans le Times.