— Pas de problème.
— On a tiré les chambres au sort. On voulait défaire nos bagages. S’installer, tu vois ?
— Bien sûr. Tout à fait. »
J’ai l’impression qu’on me mène en bateau et me jure de ne plus jamais faire confiance à un homme en gilet de velours. Le truc, maintenant, c’est de m’affirmer sans trop la ramener.
« C’est petit, non ? dis-je.
— Petites, ces chambres le sont toutes, Brian. Et on a tiré au sort loyalement.
— On peut tirer au sort quand on est trois ? »
Silence. Josh fronce les sourcils en mâchant des mots qu’il ne prononce pas.
« On peut retirer si tu ne nous crois pas, renifle Marcus avec indignation.
— Non, c’est juste que…
— Bon, on te laisse t’installer. Heureux de t’avoir à bord ! »
Ils se tirent en chuchotant pour aller retrouver leur poubelle à bière.
Ma piaule ressemble à un lopin de terre piochée. Mauvaise pioche. Elle est aussi accueillante que la scène d’un crime. Un matelas pour une personne posé sur un sommier métallique, une armoire et un bureau en contreplaqué du même ton et deux étagères en formica effet bois. Les tapis, d’un brun boueux, semblent tissés avec des poils pubiens compactés. Au-dessus du bureau, une fenêtre aux vitres sales donne sur le local à poubelles. Un avis encadré m’avertit que l’usage de Patafix au mur est puni de mort. Cela dit, je voulais une mansarde, eh bien je l’ai. Autant s’en accommoder.
Mon premier geste est de brancher la stéréo pour écouter Never for Ever, le glorieux troisième album de Kate Bush. Je range le reste des disques compacts près de la chaîne en hésitant sur celui dont la couverture sera visible de la chambre. J’essaie Revolver, des Beatles, Blue, de Joni Mitchell, Diana Ross et les Supremes, et Ella Fitzgerald, avant de me décider pour mon nouvel enregistrement des Concertos brandebourgeois de Bach, sous le label Music for Pleasure – une affaire, à £ 2,49.
Je déballe mes livres, débattant avec moi-même de la meilleure façon de les classer sur les étagères en formica. Alphabétiquement par auteur, mais avec subdivision par sujet, par genre, par nationalité, par taille ; et enfin, plus efficacement, par couleur, les Penguins classiques noirs à un bout, les couleurs pâlissant progressivement jusqu’aux blancs Picadors à l’autre bout, en passant par cinq centimètres de Viragos verts que je n’ai pas encore ouverts mais que je me promets de lire. Tout cela me prend du temps et quand j’ai fini, la nuit est tombée ; je visse alors la lampe d’architecte au coin du bureau.
Je décide ensuite de transformer mon lit en futon. Cette idée me travaillait depuis un certain temps, mais quand j’ai voulu la mettre à exécution à la maison, maman m’a ri au nez. Ici, je veux m’y essayer. Je soulève le matelas, mystérieusement taché et assez humide pour y faire pousser du cresson, en m’arrangeant pour qu’il ne me touche pas le visage, puis le pose à terre ; avec quelque difficulté, j’arrive à hisser le sommier métallique à la verticale et à le glisser derrière l’armoire. Il pèse une tonne mais je parviens à l’escamoter. De ce fait, je perds bien sûr quelques précieux centimètres d’espace mais l’effet final en vaut la peine – une sorte d’ambiance minimaliste orientale et contemplative, un peu gâchée par les couleurs pétantes du drapeau anglais ornant la housse de couette British Home Store.
Pour rester en phase avec ce décor zen, je décide de limiter la décoration murale à un montage de cartes postales de mes photos et tableaux favoris, une sorte de manifeste pictural de mes héros et de mes œuvres de prédilection ; je les placerai au-dessus de mon matelas. Étendu sur mon futon, je sors la Patafix et mes trésors – préraphaélites tout d’abord : La Mort de Chatterton, par Henry Wallis ; Ophélie noyée, par John Everett Millais ; puis La Vierge et l’Enfant de Léonard ; La Nuit étoilée de Van Gogh et un Edward Hopper ; puis Marilyn en tutu fixant tristement l’objectif de Milton Greene ; James Dean à New York, vêtu d’un long pardessus ; Dustin Hoffman dans Marathon Man ; Woody Allen ; papa et maman dans le Somerset, endormis dans leurs transats (objectif atteint) au parc de détente de Butlins, Charles Dickens, Karl Marx, Che Guevara, Laurence Olivier en Hamlet, Samuel Beckett, Anton Tchekhov, moi en Jésus, en sixième, quand nous avions monté Godspell, la comédie musicale de Broadway basée sur l’Évangile (Gospel) selon saint Matthieu, Jack Kerouac, Richard Burton et Elizabeth Taylor dans Qui a peur de Virginia Woolf ? et une photo de Spencer, Tony et moi devant le château de Douvres, lors d’une sortie scolaire. Spencer se la joue un peu, la tête inclinée sur le côté, arborant un air de lassitude intelligente on ne peut plus cool. Tony, comme d’habitude, brandit un doigt d’honneur.
Immédiatement au-dessus de mon oreiller je fixe une photo de papa, efflanqué comme un lévrier et vaguement menaçant ; il ressemble à Pinkie Brown, le chef de gang du Rocher de Brighton de Graham Greene. La photo a été prise à Southend, en bord de mer, et il tient une cigarette à moitié éteinte entre ses longs doigts. Son front est barré d’une mèche noire, il a des joues maigres aux pommettes hautes, un long nez mince et un costume ajusté à trois boutons sur une chemise à col droit et, malgré son sourire, il a l’air sacrément intimidant. Elle date de 1962, soit quatre ans avant ma naissance ; il devait donc avoir l’âge que j’ai aujourd’hui. J’adore cette photo, mais j’ai sans arrêt l’impression que si mon père de dix-huit ans avait rencontré le type de dix-huit ans que je suis, bourré, un samedi soir, sur la jetée de sa ville, il l’aurait très probablement boxé.
On frappe à la porte. Instinctivement je cache la Patafix derrière mon dos. Je me dis que c’est Josh qui vient me demander une cigarette, mais je vois entrer une immense Walkyrie blonde avec un soupçon de moustache.
« Alors, ça se passe bien ? me demande Josh en travesti.
— C’est parfait.
— Que fait ton matelas par terre ?
— Je voulais essayer d’en faire un futon.
— Un futon ! Non ! (Il pince ses lèvres barbouillées de rouge comme si ce qu’il entendait était inimaginable, ce que je trouve un peu fort de la part d’un travelo.) Marcus, viens voir le futon de Jackson », crie-t-il.
Marcus entre, affublé d’une perruque bouclée en nylon noir, d’une jupette plissée de joueuse de hockey et de bas filés. Il passe le nez dans l’entrebâillement de la porte, renifle et disparaît.
« Bon, il faut qu’on y aille. Tu viens avec nous ? demande Josh.
— Où ?
— À une soirée costumée à la Cité universitaire de Kenwood Manor. Le thème : “Pasteurs et Putains”. On devrait se poiler.
— Oui, peut-être. Mais je pensais rester ici à lire…
— Oh, quelle lavette !
— Mais je n’ai rien pour me déguiser.
— Tu n’as pas une chemise noire ?
— Si.
— Alors le tour est joué. Tu découpes un bout de carton blanc et tu te fais un faux col de curé. À tout à l’heure. Oh, et n’oublie pas ces dix sacs pour la bière maison, hein. Au fait, j’adore la façon dont tu as arrangé ta chambre. »
4
QUESTION : L’énergie d’interaction entre deux protons naît de leur séparation. Comment définit-on les forces quand la séparation entre les protons est respectivement a) peu importante, b) moyenne ?