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« L’un de vous a vu Spencer, hier soir ?

— Non, dit Josh.

— Il était censé être avec toi, non ? demande Marcus.

— On s’est perdus de vue à une soirée. Je pensais qu’il reviendrait ici.

— Pourquoi, tu as découché, sale fêtard ? ricane Josh.

— J’ai passé la nuit chez une amie. Mon amie Alice, justement. (Je me souviens trop tard que je suis censé me taire.)

— Waouhhh ! s’exclament-ils à l’unisson.

— Vous savez, ça, on l’a ou on ne l’a pas. »

Je jette le sac de Spencer à la poubelle et sors de la cuisine en me disant que je ne l’ai pas, que je ne l’ai jamais eu, que je ne l’aurai jamais, que je ne suis même pas sûr de savoir ce qu’est ce ça. Mais il n’y a aucune raison pour que les autres ne croient pas que je l’ai, ne serait-ce qu’un instant.

QUATRIÈME MANCHE

« Rosemary se leva, se pencha sur [Dick] et lui dit la chose la plus sincère qu’elle lui eût jamais dite : “Oh, toi et moi sommes de tels comédiens[28]…” »

F. Scott Fitzgerald, Tendre est la nuit.

33

QUESTION : Dans son article de 1926, publié dans la revue LEF, fondée par le poète Maïakovski, Serge Eisenstein propose une nouvelle forme de cinéma, moins basée sur le déroulement logique, linéaire de l’action que sur une juxtaposition stylisée des images. Quel nom lui donne-t-on ?

RÉPONSE : Le montage des attractions.

Il existe une convention de genre, particulièrement reconnaissable dans les films américains grand public, où le héros et l’héroïne tombent amoureux l’un de l’autre durant une séquence de montage longue et muette, soulignée inévitablement par un thème orchestral aux harmonies riches et sentimentales, dominé par un solo de saxophone. J’ignore pourquoi le fait de tomber amoureux doit se passer de mots – peut-être parce que expliquer vos pensées les plus intimes est fastidieux pour tous ceux qui ne sont pas directement impliqués. Mais de toute façon, cette séquence type illustre tous les trucs sympas que les amoureux sont censés faire : manger du pop-corn au cinéma, se porter sur le dos (il est bien trop lourd pour elle), s’embrasser sur un banc public, essayer des chapeaux ridicules, boire du champagne dans des bains de mousse, tomber dans des piscines, rentrer chez soi la nuit bras dessus, bras dessous, en nommant les étoiles, etc.

En réalité, durant la semaine qui a suivi notre nuit ensemble, cela ne s’est pas passé du tout ainsi entre Alice et moi. Elle ne m’a plus donné signe de vie, ce qui me permet de ressortir mes deux mots clés (Ravageur et Réservé, vous vous souvenez ?). Je mets un point d’honneur à ne pas menacer sa précieuse indépendance – elle est tellement occupée avec sa pièce… Pendant ces sept jours, je ne lui ai téléphoné que cinq ou six fois tout au plus, sans laisser de message, ce qui revient à dire que je ne l’ai pas appelée du tout. Il y a pourtant eu un moment délicat, quand Rebecca a décroché : j’ai dû contrefaire ma voix, mais je suis quasi sûr que c’est passé comme une lettre à la poste.

Tout ce temps, je me suis distrait en écoutant les Kate Bush de la période intermédiaire et en m’épanchant dans un long poème que je compte offrir à Alice pour la Saint-Valentin, c’est-à-dire dans trois jours, la veille du Challenge. Je sais que cette « fête des amoureux » n’est qu’une exploitation cynique des sentiments, qu’elle représente le marketing le plus vil, mais il fut un temps où elle avait de l’importance pour moi : j’envoyais un nombre de cartes aussi fourni que le publipostage du Reader’s Digest. Maintenant que je suis un vieux cheval de retour, émotionnellement discriminatif, je n’en enverrai que deux : à ma mère et à Alice. Il serait plus judicieux de ne rien envoyer à Alice, mais si elle croyait que je n’ai plus de sympathie pour elle, ou, pis, que ce qui s’est passé entre nous était purement sexuel ?

Mon poème, j’ai l’impression qu’il avance, mais je n’arrive pas vraiment à me décider pour telle ou telle forme de versification. J’ai essayé le sonnet pétrarquéen, le sonnet élisabéthain, le distique rimé, les alexandrins, le haïku, le poème non rimé, mais je peux fort bien finir par écrire un limerick :

Alice, palace, calice, phallus, malice…

En fin de compte, le nez de Patrick n’est pas cassé. Il n’en est pas moins rouge et difforme. « Action Man » n’est plus si beau à voir en ce moment. Il a aussi une cicatrice sur la joue, opportune celle-ci, car elle le fait passer pour le dur qu’il n’est pas. Je me garde bien de le lui dire. Je demande à la place :

« Ça te fait mal ?

— À ton avis, idiot ?

— Je dirais que oui.

— Gagné. Un mal de chien. » Il tapote son appendice pour renforcer son argument, ce qui lui permet de faire des grimaces pour se rendre intéressant. Nous sommes dans sa petite cuisine d’une netteté toute militaire, en train de faire du thé avant l’arrivée du reste de l’équipe. Ce soir, c’est notre dernière répétition avant le passage à la télé.

« Tu te rends compte que je vais être obligé de montrer ma gueule cassée à des millions de téléspectateurs ?

— Tu t’exagères le nombre, Patrick. Et de toute façon, ils arriveront à dissimuler ça avec le maquillage, ou une cagoule.

— Tu veux que je te dise, Brian ? Je l’espère bien, car toute ma famille sera dans le studio, et je ne veux pas avoir à lui expliquer qu’un prolo de skinhead cockney m’a foutu sur la gueule parce qu’on n’avait pas les mêmes idées politiques.

— Ce n’est pas la seule raison.

— La raison, c’est que ce type est une bête sauvage, et qu’il aurait fallu le garder en laisse. Il a de la chance que je n’aie pas porté plainte.

— Aucun intérêt : il n’a pas le sou.

— Ça t’étonne ? Comment un malade pareil pourrait-il avoir un job normal ?

— En fait, il est très intelli…

— On ne l’est pas quand on se conduit comme lui.

— Et toi, tu ne crois pas que tu as été un peu…

— Un peu quoi ? »

J’ai envie de lui dire : « pontifiant, ignorant, odieux, condescendant », mais je me ravise. Pourquoi ? Parce que c’est mon meilleur ami qui l’a mis dans cet état. Je me contente de sortir un paquet de ma poche. « J’ai ça pour toi, une offre de paix de la part de Spencer, qui te demande de l’excuser. » Je lui tends une très grosse tablette de chocolat Cadbury aux fruits et aux noisettes, le cadeau de Noël de Nana Jackson, ce qui n’est pas très scrupuleux de ma part car Spencer ne se serait jamais excusé, naturellement. J’imagine un instant quel effet ça me ferait de démolir d’un coup de plaque ce nez hautain – ce nez de droite ; j’imagine le bruit qu’il ferait en se cassant, la satisfaction que cela me procurerait, mais je me contente de lui tendre poliment le chocolat. Nous sommes censés être une équipe, après tout. Patrick marmonne un « merci » laconique et fourre la friandise en haut de ses étagères pour ne pas avoir à la partager.

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Traduction Jacques Tournier. Pierre Belfond, 1985 ; Le Livre de Poche, 1990.