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On sonne. « Si c’est Lucy, Brian, il faut que tu lui présentes tes excuses, me dit Patrick. Elle a été salement secouée par le carnage commis par ton copain. »

Je dévale l’escalier pour ouvrir. Lucy et son panda sont là.

« Salut, Brian, me dit-elle, pas un brin stressée.

— Lucy, je voulais te dire combien je suis désolé pour cette regrettable bagarre de l’autre soir.

— Pas de problème. Je comptais t’appeler dans la semaine pour savoir si… »

ALICE ! Alice apparaît derrière la tête du panda.

« Salut, Alice.

— Salut, Brian. » Elle me fait un sourire imperceptible, car, après tout, nous avons des choses à cacher.

Le reste de la réunion se passe sans incident majeur. Nous ne savons toujours pas quels vont être nos adversaires car les organisateurs tiennent à garder le secret jusqu’au jour « J ». Patrick nous dit de ne pas nous démonter si c’est Oxbridge ou l’Open University[29]. « Ils sont très surévalués », assure-t-il. Nous réglons ensuite les problèmes pratiques tels que louer le minibus de l’équipe de hockey, coller des affiches à la corpo pour que les étudiants qui le souhaitent viennent nous soutenir. L’un des copains baraqués de Patrick, de droite, comme de juste, s’est proposé pour conduire le minibus des supporters jusqu’à Manchester – à supposer que nous arrivions à le remplir. « Si quelqu’un veut venir, faites-lui signer une fiche d’inscription au foyer des étudiants », nous précise notre capitaine.

Alice compte inviter la troupe d’Hedda Gabler, et Lucy certains de ses copains de médecine. Moi, la seule personne que j’aie à inviter est Rebecca, et je n’ai aucune certitude quant à ses réactions : nous sifflera-t-elle, acclamera-t-elle nos adversaires ? Je décide à tout le moins de lui laisser le choix.

« Maintenant, dit Patrick en consultant ses notes, voici le dernier point à régler. Nous devons choisir une mascotte pour notre équipe. »

Je n’ai rien qui pourrait remplir les conditions requises, et Patrick ne possède aucun doudou, rien d’amusant. Nous tirons au sort entre Eddie, l’ours en peluche d’Alice, ou le crâne du squelette anatomique de Lucy, qu’Alice propose avec humour d’affubler d’une écharpe rouge et de prénommer Yorik.

Eddie l’ours l’emporte.

Quand nous avons fini, je dois courir derrière Alice qui va tout droit à sa répétition.

« Qu’est-ce que tu fais, dem…

— J’ai une répétition.

— Mais dans la journée ?

— J’ai une dissert’ à rendre.

— Même pas libre pour une séance de cinéma ? »

Elle s’arrête, regarde autour d’elle pour s’assurer que personne ne nous voit ensemble, puis déclare : « Cinéma ? D’accord. » On s’entend sur le lieu et l’heure du rendez-vous, puis je cours chez moi me mettre à mon poème.

L’après-midi suivant, elle tire au flanc pour être avec moi. Le cinéma n’est pas l’endroit idéal pour parler, ni pour simplement me permettre de la regarder. De surcroît, elle veut aller à l’Odéon voir Retour vers le futur, de Robert Zemeckis, alors que j’ai en tête quelque chose d’intellectuellement plus exigeant que de la science-fiction ; au bout du compte on va au cinéma d’art et d’essai voir le double programme du mardi, deux films muets révolutionnaires, chacun dans son genre : Le Cuirassé Potemkine, d’Eisenstein (1925), et le chef-d’œuvre surréaliste de Buñuel, Un chien andalou (1929).

Avant la séance, nous achetons des confiseries diverses chez le marchand de journaux car, comme je le fais remarquer, le prix de celles vendues au cinéma est prohibitif, et nous asseyons dans une rangée du milieu. Nous devons être six en tout. Les lumières s’éteignent et l’atmosphère de désir sexuel réprimé qui circule entre nous comme un léger courant électrique est presque tangible, comme l’odeur de tabac refroidi, de soda sirupeux Kia-ora orange, et ce vague sentiment d’infestation par les morpions qu’on a toujours dans un fauteuil de cinéma. La séance commence par Un chien andalou. Durant la séquence saisissante de l’œil de femme tranché au rasoir ou celle des ânes en putréfaction traînés sur le piano à queue, Alice se penche en avant en se cachant les yeux. Je passe le bras autour du dossier de son fauteuil, un geste niais censé la protéger de la perspicacité outrée de Dalí et Buñuel quant au fonctionnement du subconscient.

Les lumières se rallument et il y a un court entracte durant lequel nous mangeons un sac de cacahuètes enrobées de chocolat en buvant du soda Lilt orange-ananas tout en discutant du surréalisme et de ses rapports avec l’inconscient. Alice n’est pas fana. « Ça me laisse froide ; c’est laid et aliénant. Ça ne me touche pas. Je ne me sens impliquée à aucun titre.

— Ce n’est pas fait pour t’impliquer émotionnellement, pas de la façon conventionnelle qui consiste à se sentir proche, tout au moins. Le surréalisme cultive l’inquiétante étrangeté, il est fait pour déranger. Moi, je le trouve plein d’émotion, même celles qu’il suscite sont négatives, comme l’angoisse et le dégoût. »

Bien sûr, l’ironie de mon argument, c’est que, au contraire des surréalistes, je voudrais qu’Alice se sente impliquée émotionnellement de la façon la plus conventionnelle et la plus positive – qu’elle ressente de l’attrait, et non de l’angoisse et du dégoût.

Les lumières s’éteignent de nouveau et les choses s’arrangent avec le film d’Eisenstein. Je la regarde en coulisse durant la fameuse séquence des marches d’Odessa jusqu’à ce qu’elle me sourie ; je me penche alors pour l’embrasser. Elle me rend mon baiser, assez longtemps, et c’est merveilleux. Il y a un léger clash d’haleines entre le citron vert et les laitages parce qu’elle est passée aux bonbons aux fruits alors que j’en suis resté au chocolat, et je ne peux pas vraiment profiter du baiser car j’ai un morceau de cacahuète coincé dans une dent de sagesse, et si on y mettait trop d’ardeur, ou trop d’ampleur exploratoire, sa langue pourrait le trouver et le déloger. En fin de compte, je n’ai plus à m’inquiéter, Alice s’écarte en me chuchotant : « Regardons le film. Je veux savoir ce qui arrive aux marins. »

Quand nous quittons le cinéma, la nuit est tombée. J’ai un peu mal au cœur – trop de chocolats et de baisers – mais elle me prend le bras et, tandis que nous rentrons du centre-ville, on parle d’Eisenstein avec un zèle tout révolutionnaire. « Il est vraiment le fondateur de la technique narrative cinématographique moderne », dis-je. Quand je suis à court de ces banalités glauques, je propose : « Café et crêpe ? Ou le pub ? Ou alors on rentre : chez moi ou chez toi ?

— Il faut que j’aille apprendre mon texte.

— Je pourrais te mettre à l’épreuve. (Mais quelque chose me dit que je l’ai suffisamment mise à l’épreuve pour aujourd’hui.)

— Non : je préfère l’apprendre seule. »

Je me rends compte avec horreur qu’on se dirige vers la cité U, et que c’en est fini pour le moment du montage cinématographique « Ils tombent amoureux ».

Sur la rocade, en passant devant la gare routière, je vois quelque chose qui me donne une idée.

« Viens avec moi une seconde.

— Pour quoi faire ?

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29

Oxbridge : Oxford/Cambridge.Open University : adultes reprenant leurs études, redoutablement mûrs et cultivés.