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— Tu verras, c’est drôle. Promis. » Ma main se referme sur son bras pour qu’elle ne s’échappe pas, et, dans un brouillard de moteurs diesel, nous pénétrons dans la station de cars. Je l’entraîne vers la cabine du Photomaton.

« Qu’est-ce qu’on fait ici ?

— On va se faire prendre en photo. (Je cherche de la monnaie dans ma poche.)

— Nous deux ?

— Oui.

— Quelle idée ridicule. » Elle essaie de se dégager. Je resserre ma prise.

« Juste une photo-souvenir, dis-je, en sentant que le mot est mal choisi, comme si j’enterrais déjà notre relation.

— Il n’en est pas question », répond-elle fermement.

Je me demande comment je vais pouvoir la faire entrer dans cette boîte sans être obligé de la chloroformer. Je n’ai pas de mouchoir.

« Oh, allez, sois sympa.

— Non !

— Mais pourquoi ?

— Parce que je me sens moche. (Bien évidemment, elle veut dire que c’est moi qui suis moche.)

— Sottises. Tu es parfaite. Viens, c’est rigolo, tu verras. »

Je tire le rideau de nylon orange infusé dans le diesel et la nicotine et on s’écrase à l’intérieur pour savoir comment on va procéder. Finalement, Alice s’assied sur mes genoux, mais elle se relève aussitôt en me demandant d’ôter mes clés et la monnaie de mes poches. Puis elle se rassied, les jambes ballantes cette fois, et met ses bras autour de mon cou. Elle joue le jeu maintenant, et on dirait même que nous allons nous amuser. Je me penche pour insérer 50 pence dans la fente.

Le premier flash se déclenche juste au moment où j’essaie d’ôter de mes yeux la mèche folle qui me barre le front. J’ai la bouche entrouverte pour parler.

Pour le deuxième, j’enlève mes lunettes, creuse les joues et arbore ce demi-sourire narquois des mannequins mâles, juste pour jouer la sophistication.

Pour le troisième, j’essaie un grand rire joyeux, naturel, tête renversée en arrière et bouche ouverte.

Et pour le quatrième, j’embrasse Alice sur la joue.

Il nous semble que plusieurs heures s’écoulent avant que la machine délivre les photos. On poireaute debout, inhalant les vapeurs de diesel, écoutant les annonces dans les haut-parleurs. Le car de 17 h 45 pour Durham va partir.

« Tu connais Durham ?

— Non. Et toi ? me répond-elle.

— Non. J’aimerais bien. Je crois qu’il y a une très belle cathédrale. » Le véhicule passe devant nous en nous rotant à la figure ses gaz d’échappement. J’envisage de me jeter sous ses roues quand l’appareil, avec un bruit sur deux tons comme le test stimulus-réponse, crache enfin ses photos, encore gluantes de révélateur et puant l’ammoniac.

Certaines tribus primitives croient que la photographie leur vole un peu de leur âme. En examinant nos clichés, je suis tenté de les approuver. Sur le premier, ma main et mes cheveux obscurcissent pratiquement tout le champ, et les seules choses bien visibles sont l’acné ornant en virgule les coins de ma bouche et le bout d’une grosse langue marbrée pointant, obscène, comme si je venais d’encaisser un direct à l’estomac. Le deuxième (la parodie du mannequin mâle) est sans doute le plus grotesque et le plus sinistre – c’est aussi celui (le seul, dois-je dire) où Alice lève les yeux au ciel. Sur le troisième, intitulé « le rire », surexposé et horrible de couleurs fanées, on peut voir, par mes trous de nez tapissés de poils, l’épicentre intérieur de mon crâne, et, par mon palais rosâtre et côtelé, en passant par les plombages gris argent de mes molaires, jusqu’à mon épiglotte. Enfin, sur la quatrième, où je suis en train d’embrasser une Alice aux yeux fermés qui fait la grimace, ma bouche gercée et toute plissée évoque un haddock.

Pour le portefeuille, ce sera pourtant celle-ci.

« Oh ! là, là ! dis-je.

— Très joli, tempère Alice d’une voix morne.

— Laquelle veux-tu ?

— Aucune. Tu peux les garder en souvenir. » Encore ce mot, qui m’évoque maintenant l’expression memento mori. « Désolée, Bri, mais je dois me sauver. »

Elle se sauve. Littéralement.

Assis chez moi ce soir-là, je mets la touche finale au poème en levant les yeux vers la bande de photos  « patafixées » au mur de mon bureau. Je me dis, en regardant celle où j’embrasse Alice, que notre sortie de cet après-midi n’a été qu’un demi-succès. Je devrais l’oublier, bien sûr, mais je crains de ne pas pouvoir fermer l’œil si je ne lui parle pas ce soir même. Je remets mon manteau dans l’espoir de la trouver à la cafèt’, pensant qu’elle y serait allée après la répétition.

Elle n’y est pas, évidemment. La seule personne que je reconnaisse là est Rebecca Epstein, entourée de sa petite coterie de cesréacsmefoutentlesglandes. Elle semble plutôt contente de me voir et demande à ses camarades de redistribuer, sinon le fric, du moins l’espace sur le banc pour que je puisse m’asseoir à côté d’elle. La table est couverte de verres vides : elle a alterné le whisky et la bière toute la soirée et me semble assez partie.

« Tu as vu Le Cuirassé Potemkine, d’Eisenstein ?

— Non. Pourquoi, je devrais ?

— Impératif ! C’est un film extraordinaire. Il passe toute la semaine au cinéma d’art et d’essai.

— Allons-y demain après-midi alors. Je taillerai les cours.

— Euh… je viens de le voir cet après-midi.

— Seul ?

— Non, avec Alice. » Mon ton désinvolte ne prend pas, avec Rebecca, qui a un sixième sens pour flairer l’entourloupe. Elle me lance, toutes griffes dehors : « Vous deux me semblez curieusement proches, en ce moment. Tu me caches quelque chose ?

— On a juste passé un peu plus de temps ensemble, c’est tout.

— C’est vrai, ce mensonge ? » Elle se met à rouler une autre cigarette alors qu’elle en a déjà une collée au coin de la lèvre. On dirait qu’elle charge un revolver. « C’est… vrai (elle lèche le Riz-Lacroix)… ce mensonge ? Il n’y a pas à dire, Jackson, tu t’y connais pour donner du bon temps à une fille. Un monument de la propagande soviétique l’après-midi, puis peut-être une virée chez Luigi pour un cocktail de crabe, un demi-poulet grillé sauce barbecue et une bouteille de lambrusco blanc. La classe, quoi ! J’espère seulement qu’après une journée pareille elle t’a laissé lui tripoter les seins. »

La seule chose intelligente à faire, c’est de ne pas mordre à l’hameçon.

« On passe davantage de temps ensemble pour faire des choses intéressantes. »

Rebecca hausse les sourcils et se sourit à elle-même avant d’allumer une nouvelle cigarette. « Ah bon ? (Elle ôte un morceau de tabac collé sur sa lèvre.) Comment expliques-tu alors que je ne te voie jamais à la cité U ?

— On est discrets. On prend notre temps, dis-je, peu convaincant.

— C’est pour ça que tu lui as téléphoné toute la semaine ?

— Moi ? Certainement pas.

— Tu es sûr ?

— Oui.

— Parce que ça ressemblait sacrément à ta voix…

— Euh…

— Toi essayant de te faire passer pour un autre, je veux dire.

— Non, ce n’était pas moi.

— Alors, tu l’as baisée ou non ? (Ton comminatoire, cigarette à la bouche.)

Quoi ?

— Vous avez eu ensemble des rapports sexuels ? Tu sais, cunnilingus, coït, la bête à deux dos, tout ça quoi. Allons, tu as dû au moins en entendre parler. En tant que membre de l’University Challenge, comment feras-tu si on te demande : “Jackson, natif de Southend-on-Sea, étudiant en littérature anglaise, comment définiriez-vous le rapport sexuel ? — Vous me permettez de me concerter avec mon équipe, Bamber ? — Merci Bamber. — Alice, qu’entend-on par rapport sex…”