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La bouilloire siffle. Ma mère, au salon, tire de profondes bouffées de sa Rothmans en regardant la rue à travers le rideau en filet. Je lui tends sa chope et m’assieds, assez abattu, sur le canapé. On se tait. Je me demande si c’est cela qu’on ressent quand votre femme va vous annoncer qu’elle veut divorcer.

Je remarque la carte de Saint-Valentin sur la cheminée. Un Chagall. « Je vois que tu en as reçu une, alors.

Quoi ? Oh, merci beaucoup, chéri, elle est très jolie.

— Comment sais-tu que c’est moi ? dis-je en une faible tentative pour mettre un peu de légèreté dans cette pesanteur.

— Eh bien, tu as écrit dessus “Pour maman”. J’en ai donc déduit… » Elle essaie un sourire puis retourne à son poste à la fenêtre et souffle sa fumée si fort que le rideau bouge. Elle finit par dire : « Brian, ton oncle Des et moi avons une… (elle a failli lâcher « une liaison »)… une relation.

— Depuis combien de temps ?

— Octobre dernier.

— Mon départ pour la fac, c’est ça ?

— Plus ou moins. Il est venu un soir manger un curry et me tenir compagnie, mais une chose en amène une autre, et je comptais te mettre au courant à Noël. Sauf que tu as été tellement peu là… Et je ne voulais pas te l’annoncer par téléphone.

— Non, bien sûr. Et c’est… sérieux ?

— Je crois. » Elle tire de nouveau sur sa cigarette, arrondit la bouche, exhale et dit : « Nous avons parlé mariage.

Quoi !

— Il m’a demandé de l’épouser.

— Ce type ? Épouser ce type ?

— Je sais, Brian, tu ne l’aimes pas, mais moi, oui. Beaucoup même, c’est un homme bon, il me fait rire. Et j’ai quarante et un ans, Bri. Je sais que pour toi, cet âge, c’est un pied dans la tombe. Tu verras quand tu en seras là… Mais moi, eh bien, j’ai encore des accès de solitude (elle fixe le plancher en exhalant une grande bouif). Tu vois, Brian, ton père est mort depuis longtemps, et Des et moi ne faisons rien de mal. Je ne laisserai personne sous-entendre que c’est le cas. »

J’en suis resté au choc initial.

« Alors tu vas l’épouser ?

— Je crois, oui.

— Tu n’es pas sûre ?

— Si, j’en suis sûre.

— Quand ?

— Plus tard dans l’année. Il n’y a aucune urgence.

— Et, concrètement, comment ça se passera ?

— Il viendra s’installer ici, chez moi, et…(Elle est de nouveau nerveuse : je me demande ce qu’elle peut m’annoncer de pire.)… Nous comptons transformer la maison en Bed and Breakfast. »

Je ris, non parce que je trouve la réponse drôle – rien n’est drôle dans cette histoire – mais faute de réaction plus adéquate.

« Tu plaisantes ?

— Non.

— Un B&B ?

— Oui.

— Mais il n’y a pas de chambres disponibles !

— Pas pour des familles, non. Pour des personnes seules ; des jeunes couples, ou des hommes d’affaires. Des va transformer le grenier en loft (elle regarde de nouveau la rue derrière le rideau en filet), et il y aura ta chambre. Nous songeons à débarrasser ta chambre.

— Et mes affaires, vous les mettrez où ?

— Nous pensions que tu pourrais les emporter.

— En fait, vous me foutez dehors ?

— Le mot n’est pas exact : nous te demandons d’enlever tes affaires.

— Pour les apporter à la fac ?

— Par exemple. Ou les jeter. Après tout, ce ne sont que des bandes dessinées et des modèles réduits d’avions. Tu n’en auras plus besoin en grandissant.

— On me fout dehors, c’est clair !

— Ne sois pas idiot. Bien sûr que non. Tu pourras toujours passer les vacances ici, et l’été…

— Mais votre saison B&B battra alors son plein, non ?

— Brian…

— Très généreux de ta part et de celle d’oncle Des, maman. Combien me ferez-vous payer la nuit ? (J’entends ma propre voix, glapissante et hypocrite.)

— Ne réagis pas comme ça, Brian.

— Comment veux-tu que je réagisse quand on me jette hors de ma propre maison ? »

Elle se retourne brusquement et me plante dans la poitrine un doigt de la main armée de la cigarette.

« Ce n’est plus chez toi, Brian.

— Ah non ?

— Non, désolée. Tu as passé ici… quoi ? Une semaine à Noël, et encore, tu étais pressé de rentrer à l’université. Tu ne reviens jamais le week-end, tu ne téléphones pas pendant des semaines, tu ne m’écris jamais. Alors, non, cette maison n’est plus la tienne. C’est la mienne. Celle où je vis seule, jour après jour, depuis la mort de papa, celle où je dors seule, et ça, ce foutu canapé, c’est là que je passe mes soirées, seule, à regarder la télé ou simplement le mur, alors que tu es à la fac, ou, quand tu daignes venir me voir, tu es dehors avec tes copains, ou enfermé dans ta chambre parce que parler à ta mère, c’est tellement ennuyeux, n’est-ce pas ? Tu as la moindre idée de ce que c’est, Brian, d’être cloîtrée ici, toute seule, foutue année après foutue année ? » Sa voix se casse. Elle se cache le visage dans les mains et se met à sangloter. De gros sanglots mouillés. Une fois de plus, je n’ai aucune idée de ce que je suis censé faire.

« Allons, maman, allons… » Elle me chasse comme une mouche, d’un geste de la main.

« Laisse-moi seule, Brian. »

Je suis tenté de lui obéir, ce serait tellement plus simple.

« Inutile de te mettre dans des états par…

— Laisse-moi tranquille. Va-t’en. »

Et si je faisais semblant de n’avoir rien entendu de tout cela ? La porte du salon est restée ouverte. Je pourrais sortir et revenir dans deux heures, le temps qu’elle se calme. C’est ce qu’elle veut, non – que je sorte ?

« Je t’en prie, maman, ne pleure pas. Je déteste quand tu… »

Je n’ai pas le temps de finir ma phrase car moi aussi je pleure. Je m’approche d’elle, la prends dans mes bras et la serre fort contre moi.

35

QUESTION : Les pierres dressées disposées en cercle à Lindholm Høje, près d’Aalborg, au Danemark, désignent quel site rituel ancien ?

RÉPONSE : Un site funéraire viking.

Je retrouve Tone à 14 h 15 au Black Prince, sur le front de mer. Le pub est vide, à l’exception de deux vieux schnocks cacochymes en train de faire durer leur fond de bière tiède en feuilletant des exemplaires cornés de The Sun. Il me faut pourtant un certain temps avant de reconnaître mon copain, car je m’attendais à le voir en denim bleu clair, et non en costume gris à un seul bouton, chaussettes blanches et mocassins gris.

« Bon sang, Tone, qu’est-ce que tu as fait à tes cheveux ? » La toison de Viking a disparu. Il arbore une coupe stricte, avec une raie à gauche, un peu trop basse. Tone en costard, avec une raie.

« Je les ai fait couper, c’est tout. » Je vais les ébouriffer quand il bloque ma main, façon karaté, en un geste qui n’est pas vraiment amical. Comme je ne veux pas alourdir l’ambiance, je lui demande : « Tu mets du gel, ou quoi ?