— Un peu. Et alors ? » Il boit une gorgée de sa demi-pinte et je me dis : On aura tout vu, Tone tenant une si petite chope, cela crée des problèmes d’échelle, comme s’il était une sorte de géant. Je lui demande :
« Tu reprends une bière ?
— Non.
— Rien qu’une demi-pinte.
— Je ne peux pas.
— Allez, mauviette…
— Je ne peux pas. Il faut que j’aille travailler.
— Mais tu as sûrement un peu de temps, non ?
— Je t’ai dit non, tu as compris ? » me rembarre-t-il. Je vais me chercher une pinte et me rassieds à côté de lui.
« Alors, comment va le boulot ?
— À peu près bien. De l’atelier, j’ai été promu côté clientèle. Ce qui explique… (Il lisse d’un air à demi contrit les revers étroits de son costume.)
— Quel rayon ?
— Hi-fi et audio.
— Formidable.
— Et je touche un pourcentage, en plus.
— Spencer m’avait parlé de l’armée territoriale.
— Ah bon ? Tu as dû bien te marrer.
— Non, bien sûr que non.
— Tu approuves ?
— Je n’ai pas dit ça. Tu vois, je suis un unilatéraliste. Je trouve qu’on devrait réduire notre budget défense et injecter cet argent dans les services sociaux, ce qui ne m’empêche pas de comprendre qu’on ait tout de même besoin d’une défense quelconque. (Tone, peu intéressé, regarde sa montre.) Alors, tu as vu Spencer ?
— Bien sûr que j’ai vu Spencer. »
Il me rembarre encore : je me dis qu’aujourd’hui, je ne peux rien dire à personne sans me faire sauter dessus.
« Comment va-t-il ?
— Plutôt pas mal pour quelqu’un qui est passé à travers un pare-brise de Ford Escort.
— Que lui est-il arrivé ?
— Sais pas au juste. On était au pub, vendredi, comme d’habitude, et après la fermeture il a voulu aller à Londres, dans un club ou je ne sais quoi, pour qu’on continue à boire. J’ai dit non, car je travaillais le lendemain et que je le trouvais déjà très parti. Il est rentré chez lui prendre la voiture de son père. Deux jours plus tard, sa mère m’a téléphoné pour me dire qu’il était à l’hôpital.
— Quelqu’un d’autre a été blessé ?
— Non.
— Heureusement.
— Sauf ton “ami” (ton railleur) Spencer.
— Je ne voulais pas… je croyais seulement… Et il est dans le pétrin, juridiquement parlant ?
— Eh bien, son test d’alcoolémie était positif, son permis, provisoire, la voiture ne lui appartenait pas et il n’était pas assuré. Alors, oui, d’un point de vue légal, ça se présente mal.
— Et comment… comment se sent-il ?
— Ça, vieux, demande-le-lui toi-même. (Ton excédé.) Il faut que je retourne travailler. » Il liquide sa demi-pinte, sort une boîte de sa poche et s’envoie un Tic Tac dans la bouche sans même m’en offrir un.
Nous sortons ensemble et remontons la rue vers la jetée. Le vent ramène vers nous la pluie qui tombe sur l’estuaire et Tone resserre les revers de son costume pour protéger sa chemise et sa cravate tandis que nous nous hâtons vers High Street.
« Tu comptes passer la nuit ici ? s’enquiert-il, par pure forme.
— Non, je ne peux pas. » Je me demande si je vais lui parler de ma participation, demain, à l’University Challenge, mais je décide que non. « J’ai un tutorat tôt demain matin, je repars donc cet après-midi. Mais je reviendrai à Pâques. On pourra se voir, à ce moment-là.
— Ouais. Peut-être bien…
— Tone… qu’est-ce que je t’ai fait ? Tu sembles furax contre moi.
— Ah bon ? Tu as cette impression ?
— Ça a quelque chose à voir avec ce que Spencer t’a raconté ? (Pas de réponse.) Qu’est-ce qu’il t’a dit, Tone ? »
Il finit par lâcher sans me regarder : « Spencer m’a parlé de sa visite à ton université. Apparemment, tu ne t’es pas conduit comme un copain. Pire, Bri, j’ai la nette impression que tu t’es conduit comme un saligaud.
— Pourquoi, qu’est-ce qu’il t’a dit ?
— Laisse tomber.
— Je ne pouvais pas le garder plus longtemps, Tone. C’était contraire au règlement.
— Je vois, le règlement, c’est le règlement.
— C’est lui qui a déclenché cette bagarre, Tone.
— Écoute, ça ne m’intéresse pas. C’est une histoire entre toi et Spencer.
— Alors, c’est ma faute s’il a décidé de se saouler la gueule et de foncer dans un arbre ?
— J’ai pas dit ça. Démerde-toi avec ça, Brian. C’est ton problème. »
Il se hâte de remonter la rue, la tête baissée sous la pluie, s’arrête et m’apostrophe : « Et tâche de ne plus trop déconner avec Spencer, d’accord ? »
Il me quitte, et j’ai l’impression que je ne le reverrai plus.
36
QUESTION : Isolé pour la première fois par F.W.A. Sertürner en 1806, quel est le nom courant de l’analgésique dérivé des graines du Papaver somniferum non arrivé à maturité ?
RÉPONSE : La morphine.
Un samedi matin de mai 1979, trois jours après les funérailles de papa. Je suis étendu sur le canapé, les rideaux encore tirés mais vêtu de mon uniforme de collège, en train de regarder BBC 1, la Saturday Morning TV. Techniquement, je n’ai pas besoin d’être en uniforme, mais je tends à le porter tous les jours, vacances ou pas, car c’est plus simple : on n’est pas obligé de se demander que mettre. Ma seule concession au week-end est l’absence de cravate.
La famille est rentrée chez elle. Ne restent que maman et moi. Maman n’est pas en grande forme. Elle dort tard le matin et arpente ensuite l’appartement en peignoir, laissant une traînée de chopes sales et de mégots, puis se jette sur le canapé où elle se pelotonne pour somnoler tout l’après-midi, et même le soir. La maison tout entière a un aspect grisâtre, il fait trop chaud, ça sent le renfermé. Ni elle ni moi n’avons l’énergie de fermer les rideaux, de vider les cendriers, de faire la vaisselle, d’éteindre la télévision, de préparer autre chose que des spaghettis en boîte. Le réfrigérateur est encore plein de cake aux fruits, de roulés à la saucisse sous film plastique et de bouteille de Coca éventé – les restes de la veillée funèbre. Je mange des chips à l’oignon au petit déjeuner. C’est la pire période de notre vie.
Quand on sonne, je me dis : « C’est une voisine qui vient voir comment va maman. » Elle répond et j’entends dans le hall une voix que je ne reconnais pas. Puis maman ouvre la porte du salon en tenant d’une main, par décence, sa robe de chambre serrée contre son cou et en parlant de ce ton mondain qu’elle emploie avec les visiteurs importants.
« Il y a là quelqu’un qui veut te voir, Brian. »
Elle s’efface pour laisser entrer Spencer Lewis.
« Ça va, Bri ? (Je me redresse.)
— Et toi, Spencer ?
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Rien.