— Un verre de Coca, Spencer ? demande maman.
— Volontiers, madame Jackson. »
Maman, discrète, nous laisse seuls et Spencer vient s’asseoir près de moi sur le canapé.
C’est difficile de ne pas s’exagérer l’importance de la présence chez moi de Spencer Lewis. Nous ne sommes même pas copains, ni rien ; on ne s’est pratiquement jamais parlé – à part quelques insultes sur le terrain de foot –, nous contentant d’échanger un signe de tête dans la queue formée devant la camionnette du vendeur de glaces. Il semble n’y avoir aucune explication possible à la présence chez moi – ce dingue qui porte son uniforme de classe le samedi – d’un type aussi cool, aussi populaire et aussi dur que Spencer Lewis. Il est pourtant ici, assis sur le canapé.
« Qu’est-ce que tu regardes ?
— Swap Shop.
— Beurk ! Je déteste.
— Ouais, moi aussi. » Je prends un air sarcastique, mais j’adore cette émission. On se tait un moment puis il me dit : « J’espère que ta mère ne s’est pas vexée : je l’ai appelée “madame”, mais je ne sais pas si pour une veuve on ne doit pas dire “mademoiselle”.
— Non, certainement pas. »
À part cette remarque tout à fait anodine, il ne mentionne pas la mort de mon père, ne pose aucune question sur les funérailles ni sur mon état d’esprit – et tant mieux, car ce serait trop gênant : nous n’avons que douze ans, après tout. Il reste avec moi pour regarder la télé tout en buvant son Coca éventé. Il me dit quels groupes sont super et quels autres sont nazes, et je le crois, je suis d’accord avec tout. C’est comme si une vedette de cinéma était venue me rendre visite ou, mieux qu’une vedette de cinéma, quelqu’un comme Han Solo, le contrebandier de la galaxie dans Star Wars. De la part de Spencer, cette visite est un acte d’une gentillesse rare.
La jambe gauche de Spencer est cassée en trois endroits, la droite aussi. Il s’est pété une clavicule, ce qui est très douloureux car on ne peut pas plâtrer. Le haut de son corps est donc totalement immobilisé. Ses bras semblent OK, mais ses avant-bras et ses paumes de main sont bandés, blessés par les éclats de verre. Il n’y a pas eu de dégâts médullaire ni crânien, mais il a eu six côtes enfoncées par le volant, ce qui rend sa respiration difficile et tout sommeil naturel impossible. Il a aussi le nez cassé, rouge et informe, et, au-dessus du sourcil droit, une vilaine entaille qui lui a valu six points de suture au fil noir. L’œil lui-même, souligné d’un gros hématome, est à moitié fermé. Le sommet de son crâne est criblé d’estafilades noires ou rouges, suturées ou non, très visibles sous les cheveux encore ras, et il a quelques points supplémentaires à l’oreille gauche, dont le lobe a été partiellement arraché.
« Et à part ça ?
— À part ça, je me sens en pleine forme, dit-il. » On rit. Silence.
« Tu me trouves amoché. Si tu avais vu l’arbre, alors ! » dit-il, sans doute pas pour la première fois. On rit de nouveau, Spencer pouffant et grimaçant tout à la fois, à cause de ses douleurs aux côtes et à la clavicule. On le bourre d’antalgiques, mais il ne sait pas exactement quoi. Quelque chose de nettement plus fort que l’aspirine ; des opiacés, pense-t-il. Cela semble marcher, car les coins de sa bouche s’étirent en un sourire lunaire et sans joie qui ne lui ressemble pas. Rien d’effrayant comme celui de Jack Nicholson à la fin de Vol au-dessus d’un nid de coucou, mais tout de même une attitude amusée qui semble discordante. Il ne s’exprime pas non plus avec sa clarté et sa précision habituelles ; on a l’impression qu’il est dans les vapes et sa voix est étouffée.
« La bonne nouvelle, tout de même, c’est que la justice a ajourné mon procès pour fraude aux indemnités chômage.
— Tant mieux.
— Oui, ça rend la vie presque vivable. T’aurais pas une cigarette, par hasard ?
— Spencer… je ne fume pas.
— Je crève d’envie d’une clope et d’une pinte.
— On est à l’hôpital !
— Je sais, mais quand même.
— La bouffe est potable ?
— Pas terrible.
— Et les infirmières ?
— Non plus. »
Je souris en faisant un bruit de gorge pour lui signifier mon amusement, car je ne suis pas dans sa ligne de mire et il ne peut pas trop bouger la tête.
« Et tous ces dégâts (je désigne les plâtres, les mains bandées) auront des répercussions légales ?
— Sais pas encore. Probablement.
— Putain, Spencer… Tu n’aurais pas pu y penser avant ?
— Tu n’as pas fait tout ce trajet pour m’engueuler ?
— Non, bien sûr, mais quand même, tu déconnes.
— Ouais, je sais. Ne pas fumer. Ne pas se battre. Ne pas filouter l’État, ne pas conduire bourré, boucler sa ceinture, travailler dur, aller aux cours du soir, acquérir des qualifications professionnelles. Vraiment, Brian, par moments tu es à toi seul l’incarnation d’un spot gouvernemental éducatif.
— Excuse-moi.
— On ne fait pas tous ce qu’il faudrait faire, Brian.
— Non, je sais.
— On ne peut pas tous être parfaits comme toi, Brian.
— Attends, je suis si peu raisonnable…
— Mais tu vois ce que je veux dire, Brian, n’est-ce pas ? »
Il n’a rien crié de tout cela, car il ne peut pas crier. Il l’a susurré avec hargne avant de se réfugier de nouveau dans le silence. Moi, il y a quelque chose que je veux lui dire, mais je n’ai pas encore trouvé les mots pour le faire. Tandis que j’y réfléchis, il me demande de l’eau. J’en verse dans un gobelet en plastique que je lui tends, et, tandis qu’il tente de se redresser pour boire, je sens l’odeur de métal de son haleine chaude. Il se laisse retomber sur l’oreiller.
« Alors, comment va Alice ? demande-t-il.
— Très bien. J’ai passé la nuit de notre dispute chez elle.
— Sans blague ! (Il me sourit joyeusement. Un vrai sourire.) Alors, tu sors avec elle ?
— Eh bien, on y va mollo, dis-je, un peu honteux, mais c’est vraiment bon.
— Brian Jackson, tu caches bien ton jeu de séducteur !
— Mouais, on verra à l’usage ! » Je sens que le moment est venu de faire ce qu’il faut faire : être adulte, quoi. Je respire un grand coup. « Alice m’a dit que tu lui as parlé en ma faveur, à cette fête.
— Elle t’a dit ça ? (Il évite mon regard.)
— Oui. J’ai été dégueulasse avec toi, hein ?
— Non, Brian.
— Si. Je le sais. Un vrai salaud.
— Mais non, Brian…
— Je ne le fais pas exprès : ça m’arrive, c’est tout.
— On oublie, d’accord ?
— Non, on ne peut pas.
— Si ça peut te faire plaisir : t’as raison, Bri, tu t’es conduit comme un salaud. Maintenant, on oublie ?
— Oui, mais comment ressens-tu… tu sais, les choses ?
— En général tu veux dire ? Pour être honnête, je me sens fatigué. Et j’ai peur, Bri. » Il me dit cela si doucement que je suis obligé de me pencher pour entendre, et je remarque alors qu’il a les yeux rouges et pleins de larmes. En me voyant le regarder, il lève ses mains bandées pour me cacher son regard en expirant très fort pour retrouver son calme. J’ai de nouveau l’impression d’avoir douze ans ; je suis triste, gêné, sans savoir quoi faire. Il faudrait que j’aie un geste gentil, mais lequel ? Mettre un bras autour de ses épaules ? Je n’ose pas me lever de ma chaise et prendre le risque de nous faire remarquer par les autres patients de la salle. Je reste donc où je suis en marmonant :