« C’est normal d’avoir peur. Vivre, c’est effrayant, non ? On le dit, du moins.
— Peut-être bien.
— Ça s’arrange, il paraît.
— Je voudrais bien, parce que moi, j’ai tout foutu en l’air.
— Conneries. Tu es un mec bien, Spence. Tu vas t’en sortir. » Je me penche, tends le bras vers lui et lui serre l’épaule. Le geste est maladroit et la position peu confortable, mais je la maintiens aussi longtemps que je peux, jusqu’à ce que ses épaules cessent de trembler. Il finit par ôter les mains de ses yeux.
« Excuse-moi. Ce sont ces drogues qu’on me donne », dit-il en essuyant les larmes avec ses bandages.
Peu après, nous sommes à court de sujets de conversation. J’ai encore tout mon temps mais je prends mon manteau.
« Hou-là, il faut que je me dépêche, sinon, je vais rater ma correspondance.
— Merci d’être venu, vieux.
— C’était un plaisir.
— Toujours le mot pour rire !
— C’est vrai ! Pas un plaisir, mais tu vois ce que je veux dire.
— Hé, tu ne veux pas signer mon plâtre ?
— Oui, bien sûr. »
Au pied du lit, j’attrape un Bic accroché à l’écritoire à pince et trouve un espace vierge ; il y a beaucoup de « meilleurs vœux de rétablissement » signés de prénoms que je ne connais pas ; puis le « Ça te fait les pieds, connard », et « Le Zep règne » qui m’évoquent Tone. Je réfléchis un instant et écris : Cher Spencer, toutes mes excuses et mes remerciements. Casse-toi la jambe ! Ah ! Ah ! Plein d’affection de la part de ton Brian.
« Qu’est-ce que tu as écrit ?
— “Casse-toi la jambe.”
— Quoi ?
— C’est une expression empruntée au théâtre : “Bonne chance” porte malheur. »
Spencer lève les yeux au ciel, souffle entre ses dents, et me dit lentement : « Tu sais, Brian, tu peux être parfois un enfoiré absolu.
— Je sais, vieux, je sais. »
37
QUESTION : Quel martyr chrétien du IIIe siècle, dont l’identité est discutée – soit un prêtre et médecin romain massacré sous l’empereur Claude II le Gothique, soit l’évêque de Terni, lui aussi tué en martyr à Rome – dispose depuis le XIVe siècle d’une fête à son nom célébrant les amoureux ?
RÉPONSE : Saint Valentin.
Chaque fois que j’entends Édith Piaf chanter « Non, je ne regrette rien », – un peu trop souvent à mon goût depuis que je suis à la fac –, je ne peux m’empêcher de me demander de quoi diable elle parle. Moi, je regrette presque tout. Je sais qu’on n’atteint pas l’âge adulte sans douleur. Les rites de passage, je connais. Je connais le terme de Bildungsroman, roman d’initiation, je sais qu’inévitablement je me pencherai sur mes souvenirs de jeunesse avec un sourire sagace et amusé. Mais je ne vois pas pourquoi je devrais avoir honte de ce qui m’est arrivé trente secondes plus tôt. Pourquoi la vie devrait être pour moi ce paysage maritime éternellement houleux d’amitiés embourbées, de chances mal saisies, de conversations niaises, de journées gâchées, de remarques idiotes, de blagues pas drôles. Pourquoi je devrais me pencher sur des choses qui se tortillent sous mes yeux horrifiés comme autant de poissons mourants.
Bon, ça suffit. Trop, c’est trop. Dans le train du retour, en examinant ma dernière et ahurissante collection d’impairs, je décide de changer de vie. En général, je prends cette décision trente ou quarante fois par semaine, en général à 2 heures du matin, car biture, ou le lendemain, car gueule de bois. Mais cette fois, c’est la bonne. À partir de maintenant, je vais vivre comme il se doit. Ravageur et Réservé, à l’évidence, ça ne marche pas, ça ne marchera jamais pour moi. Je change de devise. Ce sera dorénavant Sagesse, Bonté et Courage.
Quand le train finit par entrer en gare, je me rue sur une cabine téléphonique du quai et, après avoir cherché des pièces, je mets en vigueur mes nouveaux principes en composant le numéro. C’est Des qui répond. Maintenant que la liaison n’est plus un secret, je ne vois pas pourquoi il s’en priverait.
« Allô…
— Salut, Des, Brian à l’appareil », dis-je, avec ma vivacité naturelle.
Je me rends compte que je l’ai appelé par son prénom en omettant l’« oncle ». Un signe de ma nouvelle maturité, ou un lapsus freudien vu qu’il baise ma mère, allez savoir.
« Oh, salut Brian. » C’est bizarre, mais je sens une appréhension dans sa voix, comme si je lui faisais peur, moi, un gringalet, alors qu’il pèse quatre-vingt-dix kilos et quelques. Il ne court pas non plus le risque d’être boxé au téléphone. Il y a un silence. Il finit par le rompre : « Désolé d’avoir exhibé ce matin devant toi mes bijoux de famille. Ta mère et moi, on comptait te mettre au courant, tu sais.
— Des, il n’y a aucun problème. C’est parfait, je t’assure. » Je vois mon reflet dans le verre de la cabine et m’aperçois que j’arbore un sourire démesuré de clown. « Maman est là ? » Une question stupide puisque c’est sa maison.
« Bien sûr. Je te la passe. » J’entends un froissement de tissu et, malgré la main posée sur le récepteur, un chuchotement. Puis maman prend l’appareil.
« Allô ? »
Sa voix est hésitante, comme lointaine – elle ne parle pas vraiment dans le combiné.
« Maman ?
— Tu es bien rentré, Brian ? »
Elle détache tous les mots, ce qui signifie qu’elle a bu.
« Oui. »
Il y a un silence, et je n’ai qu’un désir, raccrocher. Mais c’est sans compter mon nouveau dogme (Sagesse, Bonté… c’est quoi, déjà, le troisième ? Ah oui : Courage). Je déglutis et me force à continuer.
« Écoute, je voulais te dire… (Qu’est-ce que je voulais lui dire au juste ?) Je voulais juste te dire que j’ai réfléchi, à propos de toi et Des, et que je suis vraiment content que vous vous mariiez. C’est une idée géniale en fait : c’est un mec super et je voudrais que vous me pardonniez pour… Bon, j’ai été pris au dépourvu, la nouvelle m’a déstabilisé, voilà.
— Oh, Brian…
— Et je trouve que le B&B est une idée formidable. Je viendrai débarrasser mes affaires aux vacances de Pâques, et ma chambre sera à vous. Comme tu dis, ce ne sont que des maquettes d’avion, après tout. Tout ça est parfait, et je suis heureux… que vous soyez heureux. »
Pas de réponse de l’autre côté. Maman, qui passe le récepteur d’une oreille à l’autre, doit être en train de ravaler ses larmes.
« Tant que tu ne me demandes pas d’appeler Des “papa…”, dis-je avec humour, pas de problème.
— Oh, Brian, je ne te demanderai jamais une chose pareille.
— Donc, tout baigne. Alors, tu viens demain ?
— Et comment ! Je ne manquerais pas ça pour tout l’or du monde.
— Tu es sûre de pouvoir te le permettre ? Le billet de train et tout ça ?
— Ne t’en fais pas, Brian.
— Le ticket à ton nom sera scotché sur la porte du studio.