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— Oh, Brian, autre chose… » Le bip-bip retentit. J’ai de la monnaie plein la poche mais aussi le sentiment d’avoir dit tout ce que j’avais à dire. « Il faut que j’y aille, maman : plus de pièces.

— Brian, il faut que je te demande quelque chose.

— Vas-y, mais vite.

— Des peut venir aussi ? »

Il n’y a plus de tonalité. Je reste un moment dans la cabine, le récepteur à la main. En réalité, c’est mon père qui devrait être là demain. Pas lui en personne, puisqu’il est mort, mais, dans ma tête, c’est lui qui devrait être assis à côté de maman à applaudir, brandir deux pouces en signe de victoire, et maman doit le savoir aussi car elle n’aurait pas été aussi nerveuse en me demandant si elle pouvait amener ce type au prénom ridicule – « Des », comment peut-on ? – qui prendra la place de papa dans l’assistance, un type que je connais peu et que je n’aime pas particulièrement.

Je sors des pièces dans ma poche pour rappeler ma mère. Elle décroche immédiatement.

« Maman ?

— Oui, Brian. Je te demandais si…

— Bien sûr que tu peux amener Des.

— Oh, parfait.

— J’arrangerai ça demain sur place.

— Tu es sûr que ça ne pose pas de problème ?

— Sûr et certain.

— Alors à demain.

— Au revoir. »

Je raccroche, puis reste un moment dans la cabine. Il est sans doute trop tôt pour le dire, mais on dirait que la politique Sagesse, Bonté et Courage est payante. Peut-être que pour une fois, j’ai fait quelque chose de bien. Je devrais rentrer, préparer ce que je vais porter demain, m’offrir une bonne nuit de sommeil et tout, mais je décide d’aller voir Alice, car c’est la Saint-Valentin et elle a dû recevoir mon poème.

38

QUESTION : Adam Heyer, Frank Gusenberg, Pete Gusenberg, John May, Al Weinshank et James Clark étaient au nombre des victimes de quel événement sanglant survenu à North Clark Street, Chicago, en février 1929 ?

RÉPONSE : Le massacre de la Saint-Valentin.

« Écoute, Alice, j’ai réfléchi au sujet de nous deux. Tu sais, ce poème de John Donne, “The Triple Fool”, dans lequel il dit : I am two fools, I know / For loving and for saying so / In whining poetry[30], eh bien, le Triple Idiot, c’est un peu moi. Je sais que j’y suis allé un peu fort en te traînant à ton corps défendant dans la cabine de Photomaton, puis en t’envoyant un mauvais poème sur une carte postale. Je sais combien tu tiens à ton indépendance, que j’accepte pleinement. Je suis amoureux de toi, bien sûr, amoureux fou, ce qui en fin de compte ne doit pas entraver notre relation : on a du plaisir à être ensemble, on est bons amis, âmes sœurs même. J’ai plus envie d’être avec toi qu’avec personne au monde, même si je suis parfois un parfait crétin – la plupart du temps en fait et, écoute, je sais que tu ne m’aimes pas. Pas encore, du moins. Mais un jour, qui sait ? Ces choses arrivent, et je suis patient. Ça ne me fait rien d’attendre. L’attentisme est une bonne tactique. Il ne faut rien précipiter, juste prendre du bon temps ensemble. Attendre et voir. D’accord ? »

Voilà plus ou moins ce que je vais dire à Alice. Pour la citation de John Donne, j’ai quelques doutes, craignant de faire cuistre. Il faudra voir ce que ça donne en situation. Mais je vais dire tout ce que je viens d’énoncer, rien de plus, sans entrer dans un lourd débat, puis je mettrai mon manteau et rentrerai chez moi où je m’accorderai ces huit heures de sommeil réparateur. Je n’essaierai même pas de l’embrasser. Et si elle me demande de rester lui faire l’amour, je dirai non car nous avons le Challenge demain matin. Nous devons être dispos, comme des boxeurs. Pas de sexe avant un match.

Je suis devant sa porte. Je frappe.

Pas de réponse.

Je refrappe. Bon sang : Sagesse, Bonté, Courage, Sagesse, Bonté, Courage

« Qui est là ?

— C’est Brian.

— Oh, Brian, il est près de minuit.

— Je sais. Excuse-moi, je voulais juste te dire bonsoir. »

Je l’entends se lever, un froissement de tissu m’indique qu’elle enfile un vêtement, puis elle jette un œil par l’entrebâillement de la porte, en tee-shirt Snoopy et culotte noire.

« Je dormais, Bri. (Elle se frotte les yeux.)

— Oh, je suis désolé. Mais j’ai eu une journée mouvementée ; je voulais en parler à quelqu’un.

— Ça ne peut pas attendre…

— Pas à quelqu’un, en fait. À toi. »

Elle se mord la lèvre et tire sur son tee-shirt.

« Bon, entre, alors. » Elle ouvre la porte et je vais m’asseoir au bord de son lit défait encore tout chaud d’elle. Je lui demande :

« Alors, comment s’est passée cette Saint-Valentin ?

— Très bien.

— Tu as reçu du courrier ce matin ? (Mon ton en dit long.) Quelque chose de sympa ? »

Qu’attend-elle pour venir s’asseoir à côté de moi ?

« Oui, et je te remercie, Brian, c’était un joli, un très joli poème. »

Pourquoi ne s’assied-elle pas près de moi ?

« Tu trouves ? Ouf ! Parce que j’étais un peu gêné. C’est la première fois que je fais lire ce que j’écris à quelqu’un.

— Ça m’a plu. C’est très… franc… disons, de l’émotion à l’état brut. Assez dérivé de e.e. cummings, ou plutôt, non, pas dérivé, mais inspiré. Je crois même avoir reconnu quelques vers de lui. »

Mince alors, elle m’accuse de plagiat ou quoi ?

« Mais c’était charmant, vraiment. Merci. J’ai été très… touchée.

— Alors tu crois que c’est moi, dis-je pour rire. Quel poème ? Je ne t’ai jamais envoyé de poème. » Je jacasse, je le sais, mais elle sourit, se gratte le coude et, assise sur sa chaise, fait une tente de son tee-shirt en le tirant vers le bas et en recouvrant ses genoux remontés. Ma gaieté est forcée depuis que j’ai remarqué, derrière Alice, fourré n’importe comment dans un grand récipient d’eau emprunté à la cuisine collective, un énorme bouquet de parfaites roses rouges. Bien sûr, il n’y a aucune raison qu’elle ne reçoive pas de cadeaux d’autres hommes, je serais naïf de le penser, belle, populaire et sexuellement attirante – l’archétype du sex-appeal – comme elle l’est, mais ce bouquet est tout simplement… vulgaire. J’essaie de ne pas faire une fixation dessus, de me concentrer sur mon petit poème personnel, sincère et artisanal. Mais elles sont là, ces putains de roses parfaites, dressées derrière ses épaules et empuantissant l’atmosphère de leur odeur aussi puissante qu’un désodorisant d’atmosphère.

« Jolies fleurs, dis-je.

— Oh, ça ! » Elle y jette non pas un, mais deux coups d’œil par-dessus son épaule, comme si les fleurs s’apprêtaient à l’attaquer par surprise, à la façon du foutu bois de Birnam[31].

« Tu sais qui te les a envoyées ?

— Aucune idée », dit-elle.

Un salaud friqué en tout cas ; il y a tout un trimestre de ma bourse planté dans cette bassine. Et elle sait qui les lui a offertes, car pourquoi être aussi généreux si c’est pour rester anonyme ?

« Il n’y avait pas de carte ?

— Ça ne te regarde pas, Brian. (Me voilà sèchement remis à ma place.)

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30

« Je suis deux fois idiot, je sais / Pour aimer et pour le dire / Dans un poème geignard. »

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31

Macbeth, acte V, scène V : Le bois de Birnam « en marche », ce sont les soldats anglais déguisés en arbres qui avancent sur Dunsinane.