RÉPONSE : Répulsive et attractive.
En homme d’expérience – l’homme averti que je suis –, je sais combien il est important de se tapisser l’estomac avant une soirée arrosée. Je dîne donc d’un cornet de frites et d’une saucisse grillée que je mange en me rendant à la fête. Comme il commence à pleuvoir, j’avale autant de patates que je peux avant qu’elles soient ramollies. Marcus et Josh ne sont pas très loin devant, la démarche assurée sur leurs hauts talons, apparemment indifférents aux regards nullement amusés des passants. Je me dis que le travestissement des étudiants doit être une plaie chronique pour les habitants de toute ville universitaire. Car bientôt ce sera la semaine du canular au profit d’institutions charitables : les feuilles roussiront, les hirondelles fileront vers le sud et la galerie marchande débordera d’étudiants en médecine mâles déguisés en infirmières sexy.
En chemin, Josh me bombarde de questions.
« Qu’est-ce que tu étudies, Brian ?
— La littérature anglaise.
— Ah, un amateur de poésie, hein ? Moi, c’est l’économie politique. Marcus, c’est le droit. Tu pratiques quels sports ?
— Seulement le Scrabble, dis-je avec esprit.
— Pas un sport, renifle Marcus avec mépris.
— Oh, mais vous n’avez pas vu à quelle vitesse j’y joue ! »
Quel esprit d’à-propos, me dis-je. Mais il ne semble pas trouver ma remarque drôle :
« Désolé, ce n’est pas un sport.
— Je sais. J’essayais juste…
— Tu joues au cricket, au foot, au rugby ? me demande Josh.
— Euh, non.
— Pas sportif alors ?
— Non. »
Je ne peux m’empêcher de penser que j’ai raté l’admission à un club élitiste.
« Et ton squash, il est comment ? J’ai besoin d’un partenaire.
— Je n’y joue pas. Au badminton, à l’occasion…
— Le badminton, c’est un jeu de filles, dit Marcus en ajustant les brides de ses escarpins.
— Tu as pris une année sabbatique ? me demande Josh.
— Non.
— Tu es parti dans un endroit chouette cet été ?
— Non.
— Que font tes parents ?
— Euh… ma mère est caissière chez Woolworths. Mon père vendait des doubles vitrages, mais il est mort. »
Josh me serre le bras avec compassion :
« Je suis désolé. »
Je ne sais pas exactement ce qui le désole : la mort de mon père ou le boulot de ma mère.
« Et les tiens, dis-je ?
— Papa travaille au Foreign Office et maman au ministère des Transports. » Oh, mon Dieu, il est tory – du moins je le suppose, si ses parents le sont. Ça tend à être héréditaire. Quant à Marcus, je ne serais pas surpris d’apprendre qu’il est aux Jeunesses hitlériennes.
On finit par arriver à Kenwood Manor. Comme on me l’avait conseillé lors de la journée portes ouvertes de l’université, j’ai évité le logement en cité U, qu’on m’avait décrit comme austère, ennuyeux, et bourré de chrétiens. La réalité est à mi-chemin entre l’asile de fous et le collège privé sans panache – longs couloirs sonores, sols parquetés, odeurs de sous-vêtements en train de sécher sur des radiateurs tièdes, et l’impression que, quelque part dans des toilettes, une chose terrible est en train de se passer.
Les grondements sourds de la Northern Soul des Dexys Midnight Runners, ce groupe de Birmingham, nous invitent à nous rapprocher de la source sonore. Nous débouchons dans un grand salon lambrissé à hautes fenêtres peuplé de rares étudiants ; sept parts de tarts (putes) pour trois pasteurs, avec une répartition cinquante/cinquante entre putes femelles et putes mâles. Ce n’est pas beau à voir. Quelques femmes, et des grands baraqués harnachés de bas nylon aux échelles artistiquement travaillées et aux soutiens-gorge bourrés de chaussettes de sport appuyés aux murs comme des… eh bien comme des putes, sous le regard réprobateur des présidents d’université à l’allure patricienne dont les portraits ornent les murs en question.
« Au fait, Brian, tu n’aurais pas sur toi ces 10 livres pour la bière ? » me demande Josh.
Il est évident que je ne peux pas m’offrir de gaspiller le billet offert par maman, mais, animé par l’esprit de camaraderie qui s’impose, je le leur tends. Josh et Marcus s’esbignent alors comme des chiens sur une plage, me laissant toute liberté de me faire d’autres copains pour la vie. Je décide qu’en général, à ce stade précoce de la soirée, mieux vaut tenter sa chance auprès des Pasteurs que des Putains.
Je me dirige vers le « bar », une table à tréteaux où on peut se procurer de la bière jamaïcaine Red Stripe au prix très raisonnable de 50 pence par canette. Je compose soigneusement mon visage, prenant cet air « parlez-moi je vous prie » qui suppose un sourire de demeuré, de timides saluts de la tête et des regards circulaires pleins d’un espoir désespéré. Dans la queue, je repère un hippy dégingandé affligé d’un sourire qui rivalise avec le mien en idiotie et, miracle, d’une peau encore plus ravinée que la mienne. Il balaie la pièce du regard et dit, avec un accent de Birmingham à couper au couteau (en traînant sur la consonne médiane, sans oublier la coalescence finale) : “C’est dinnnng’, non ?”
— Démmmm’nt », dis-je.
Nous levons tous deux les yeux au ciel comme pour soupirer : « Ah, ces jeunes d’aujourd’hui… » Il s’appelle Chris et il m’apparaît vite qu’il « fait » lui aussi littérature anglaise. « On est sur la même longueur d’onde, t’vois ? » me dit-il. Il entreprend de me narrer l’ensemble de son curriculum, depuis le bac jusqu’à l’UCCA[3] et l’intrigue de tous les romans qu’il a lus dans sa vie avant de s’embarquer dans le récit en temps réel de son voyage en Inde ; je passe les jours et les nuits qui se succèdent interminablement à hocher la tête, boire trois canettes de Red Stripe et me demander si son acné est pire que la mienne, quand, soudain, j’entends quelque chose qui me fait dresser l’oreille :
« … et tu sais quoi ? Je n’ai pas utilisé une seule feuille de papier-toilette pendant tout ce temps.
— Non !
— Affirmatif. Et je ne crois pas que j’en utiliserai jamais à l’avenir. C’est tellement mieux comme ça, tellement moins nocif pour l’environnement…
— Comment tu fais, alors ?
— Oh, juste ma main et un seau d’eau. Cette main-ci ! (il me l’agite sous le nez). Crois-moi, c’est beaucoup plus hygiénique.
— Mais alors, ta dysenterie chronique ?
— Oh, là-bas, c’est différent. Tout le monde en souffre. »
Je renonce. Mieux vaut abonder dans son sens. (« Bravo. Tu as raison. ») Et nous voilà repartis, assis sur les banquettes en bois nu d’un bus bringuebalant pour un trajet entre Hyderabad et Bangalore lorsque, quelque part dans les collines de l’Erramala, la Red Stripe remplit son office. Je note avec joie que ma vessie est pleine et que, désolé, je dois aller aux toilettes.
« Ne t’en va pas, reste exactement où tu es, dis-je. Je reviens. » Il me prend l’épaule, me met sa main gauche sous le nez et me dit : « Et n’oublie pas ! Pas besoin de papier ! » Je souris et m’éclipse fissa.
Au retour, je constate avec soulagement qu’il n’est plus là ; je vais donc m’asseoir au bord de l’estrade, à côté d’une fille de petite taille qui n’est déguisée ni en Pasteur ni en Putain. Vu sa mise, elle doit plutôt faire partie du mouvement de jeunesse du KGB. Elle porte un long imper noir, des bas noirs, une minijupe en jean et une casquette noire de type soviétique repoussée en arrière sur une chevelure noire gominée. Je lui fais un sourire d’excuse (« Je peux m’asseoir près de toi ?) qu’elle me rend parcimonieusement (« Oui, tire-toi »), assez crispée. Je vois des petites dents blanches et régulières derrière le rideau incongru d’un rouge à lèvres cramoisi. Je devrais laisser tomber, bien sûr, mais la bière a raison de ma timidité. Devenu collant, je m’accroche. Les gargouillis de la basse de Frankie Goes to Hollywood dans « Two Tribes » ne m’empêchent pas d’entendre grincer les muscles de son visage qui durcissent un à un.
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Universities Central Council on Admission : organisme de régulation (remplacé depuis par l’UCAS) destiné à éviter les demandes d’inscriptions individuelles à un nombre illimité d’universités.