Je connais la différence entre un ptérosaure, un ptéranodon, un ptérodactyle et un rhamphorhynchus. Je connais le nom latin de la plupart des oiseaux domestiques anglais. Je connais la capitale de presque tous les pays du monde, et aussi leur drapeau. Je sais que Magdalen College se prononce Maudlin. Je connais toutes les pièces de Shakespeare sauf Timon d’Athènes, et tous les romans de Charles Dickens sauf Barnaby Rudge, toutes les Chroniques de Narnia, de C.S. Lewis, ainsi que l’ordre dans lequel toutes ces œuvres ont été écrites – avec quelques lacunes dans le cas de Shakespeare. Je connais les paroles de chaque chanson de Kate Bush, même celles de la face B de ses disques, ainsi que celles qui ont figuré en tête du hit-parade. Je connais tous les verbes irréguliers français et l’origine de l’expression « se rallier à l’avis général[33] » ; je sais à quoi sert la vésicule biliaire, comment se forment les bras morts des rivières, je connais, dans l’ordre, le nom de tous les souverains britanniques, celui de toutes les épouses d’Henri VIII et leurs sorts respectifs, la différence entre les roches ignées, sédimentaires et métamorphiques, et les dates majeures de la guerre des Deux-Roses, le sens des mots albédo, péripatéticien, litote, le nombre moyen de cheveux sur une tête humaine, la technique du crochet, la différence entre la fission et la fusion nucléaire, comment épeler « désoxyribonucléique », nommer les constellations, tous les peuples de la Terre, évaluer la masse de la Lune et décrire le fonctionnement du cœur humain. Pourtant, le plus important – comme l’amitié, la capacité de faire le deuil de mon père, l’amour, ou simplement connaître le bonheur d’être bon, honnête, digne, serein –, voilà qui me dépasse. De surcroît, je suis sûr de ne pas être intelligent ; sans conteste, je suis un ignorant, un être incurablement stupide.
Un peu déprimé, je tente de me remonter le moral en commandant une troisième pinte et un autre double gin, je verse de nouveau le gin dans la bière en touillant de la même façon et trempe un morceau de poppadom dans le chutney à la mangue. Tout ce que je me rappelle ensuite, c’est que je suis au lit tout habillé, et qu’on me secoue à 6 h 30 du matin.
« Brian, réveille-toi.
— Foutez-moi la paix.
— Brian, vite, on est en retard. » Quelqu’un me secoue. Je repousse la main qui m’agrippe l’épaule.
« Il fait encore nuit, dis-je. Foutez le camp.
— Il est 6 h 30, Brian. Nous devons être au studio à 9 heures. Nous n’y serons jamais. Allez, dépêche-toi. (Patrick tire un peu le duvet.) Tu as dormi tout habillé ?
— Non ! dis-je, outré, mais peu convaincant puisque, à l’évidence, je suis vêtu. J’ai eu froid pendant la nuit, c’est tout. »
Patrick tire complètement le duvet.
« Et les pompes ?
— J’avais aussi froid aux pieds.
— Brian, tu as bu ?
— Non !
— Brian, je croyais que nous étions d’accord : au lit de bonne heure et pas d’alcool avant la compétition.
— Je n’ai pas bu ! » dis-je en dérapant sur les mots. Je me redresse et sens le mélange gin-bière-rondelles d’oignons frits se stabiliser dans mon estomac.
« Brian, ton haleine pue l’alcool. Que fait ton matelas par terre, au fait ?
— Il dit que c’est un futon », dit Josh, grelottant sur le seuil dans son slip. Markus, derrière lui, regarde la scène en clignant des yeux.
« Il m’a fallu réveiller tes colocataires, me dit Patrick.
— Houps ! désolé, mecs.
— Tu es saoul, Brian. C’est incroyable !
— Non, c’est faux. Cinq minutes. Donne-moi cinq minutes.
— Tu n’en auras que trois. Je t’attends en bas, dans la voiture », dit Patrick, indigné, qui sort en trombe, Josh et Marcus sur ses talons. Je soupire, me frotte le visage de mes mains et m’assieds au bord du futon.
Je me souviens d’Alice.
J’ouvre l’armoire et prends la veste de velours de papa.
L’ambiance jusqu’à Manchester est plutôt sinistre. Nous voyageons dans la 2 V d’Alice. Au moment où je grimpe derrière en écrasant des paquets de chips et des boîtes de cassettes vides, elle me fait un pâle sourire d’excuse que je fais mine de ne pas remarquer. Je referme la portière en tirant le fil à linge qui fait office de poignée et l’épuisement me fait roter entre mes dents. Le docteur Lucy Chang le remarque, fait son diagnostic et m’octroie ce sourire d’hôpital dont on apprend la pratique aux étudiants en médecine. Je remonte mon manteau sous le menton en guise de couverture et nous cahotons éperdument, comme au champ de foire, dans ce véhicule qui évoque ceux des montagnes russes.
Inutile de préciser que ce bon vieux Patrick, en guise de mise en train, nous a préparé plusieurs centaines de questions tapées sur des fiches format A4, et il insiste pour les hurler au-dessus du bruit de tondeuse à gazon du moteur de la Deuche, tandis qu’on se traîne sur l’autoroute à quatre-vingts kilomètres à l’heure. Je décide de ne pas répondre à une seule, juste pour lui faire la nique. Le truc pour survivre à cette épreuve, c’est de rester digne. Orgueil et Dignité seront mes mots d’ordre de la journée. Ça, et contrôler mon estomac pour ne pas me vomir dessus.
« Trois questions bonus sur les batailles. En quelle année a eu lieu celle de Blenheim ? Qui répond ? Personne ? Lucy ?
— 17… 12 ?
— Non : 1704.
— Où est le Saillant, dans la bataille du Saillant ? Le Saillant. Quelqu’un a une idée de ce que c’est ? Le Saillant. Allez, réfléchissez. La bataille du Saillant. Elle a eu lieu où ?
— En Hollande, dis-je pour ne plus entendre ce “Saillant” qui me sort par les oreilles.
— En Belgique : c’est la zone de front en saillie dans la bataille des Ardennes, répond Patrick en claquant la langue de contrariété. Question n° 3 : connue aussi comme la bataille des Trois Empereurs, Austerlitz impliquait combien de pays ?
— Patrick, à quoi ça sert, tout ça ? (Je me penche sur son siège.) Crois-tu honnêtement que des questions pareilles risquent de tomber ; que, par miracle, une seule d’entre elles figurera dans le quiz ? Parce que sinon, tu fais perdre du temps à tout le monde.
— Brian… (Lucy me pose la main sur le bras.)
— Échauffement intellectuel, Brian », hurle Patrick. Il se retourne dans son siège pour me regarder. « À l’usage de ceux d’entre nous qui ne sont pas aussi frais qu’ils devraient l’être.
— Je ne sais pas pourquoi tu t’en prends à moi, Patrick. (Je m’adresse à Alice.) À quelle heure tu t’es couchée la nuit dernière, Alice ? »
Elle me jette dans le rétroviseur un regard froid, ce regard méprisant de première de la classe : « On parlera de cela plus tard, Brian.
— Parler de quoi ? demande Patrick.
— De rien. Rien du tout, dit Alice.
— Alors, Alice, c’est seulement nous quatre, l’équipe, ou tu as caché quelqu’un dans le coffre ?
— Quoi ? demande Patrick.
— Brian, pas ici, d’accord ? lâche-t-elle entre ses dents.
— Quelqu’un veut bien me dire ce qu’il se passe ? aboie Patrick.
— Écoutez, tout le monde : et si on se mettait une cassette ? » dit Lucy la conciliatrice. D’une main, elle tient toujours mon bras, et je crois voir la seringue hypodermique dans l’autre. Je me renfonce dans mon siège et remonte mon manteau sur la tête pour essayer de dormir. Jusqu’à Manchester, nous écoutons en boucle « The Look of Love » d’ABC. New Wave et New Romantic. J’ai du mérite de ne pas hurler.
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Ou « suivre la ligne du parti » – en anglais :