Bamber, une fois que je lui ai soufflé à la figure mon haleine alcoolisée, disparaît dans son bureau pour étudier les questions. C’est notre vieil ami Julian, son charmant second, qui est chargé de nous révéler l’identité de nos adversaires. Et voilà : exactement ce que nous redoutions : Oxbridge. Patrick se force à sourire mais ses grincements de dents résonnent dans le studio.
« Eux », nos quatre ennemis, se dirigent lentement vers nous, en ligne, mais espacés, comme des flingueurs en battue. Ils ont tous choisi le style costume cravate agrémenté de l’écharpe de leur université. Ils sont tous binoclards – sans doute pour nous impressionner. Leur équipe est cent pour cent blanche et mâle. Je crois que nous pouvons nous féliciter d’avoir joué la parité sexuelle, même si l’une de nos deux femmes est une méchante, une intrigante et une traîtresse, une sorcière aux deux visages.
Bien sûr, nos adversaires en viendront à découvrir par eux-mêmes la vraie nature d’Alice, mais en attendant ils convergent vers elle en ignorant les autres, l’entourent comme pour lui demander des autographes, tandis que Patrick sautille dans leur dos en essayant désespérément de serrer quelques mains, n’importe lesquelles. Leur capitaine, Norton, qui étudie les lettres classiques, est un beau mec suffisant aux épaules larges et aux cheveux flottants, le type de séduisant salaud « humaniste » qui a l’air de faire de l’aviron partout, même dans un studio de télé. Il serre la main d’Alice sans faire mine de la lâcher. « Alors, comme ça, vous êtes la mascotte, lui dit-il lubriquement, ce qui me paraît un commentaire d’un chauvinisme outrageux. Je suis à deux doigts de l’indignation féministe, en lieu et place de mon amie, quand je me rappelle l’armoire. De surcroît, Alice ne semble pas choquée ; elle rit, se mord la lèvre et fait son œil de biche en secouant sa chevelure fraîchement lavée ; Norton, en retour, secoue la sienne, vigoureuse et brillante, Alice secoue encore, et lui en remet une louche dans le renvoi de crinière en arrière : on a l’impression d’assister à un rituel d’accouplement dans un documentaire sur la vie des animaux. J’ai honte de dire que le mot « allumeuse » me traverse l’esprit. Je le chasse, car il est spécifique au genre, donc misogyne, et je me contente de me tenir à l’écart du groupe sans personne à qui parler. Lucy s’en rend compte, vient vers moi, me prend le coude et me présente à Partridge, un garçon à la peau duveteuse et au crâne déjà dégarni qui étudie l’histoire moderne à Saffron Walden, près de Cambridge. Je souris, souris encore et bavarde tout en me demandant où je pourrais me retirer pour m’étendre un peu.
Pas le temps, hélas ! Julian nous conduit en douceur à nos sièges respectifs pour une répétition pour rire avant l’épreuve, avec lui dans le rôle de Bamber. Inutile de dire que Patrick a décidé par avance comment nous placer. Je suis tout au bout, aussi loin de Lucy et lui que possible, pratiquement dans le studio mitoyen. Alice est entre nous, ce qui aurait été délicieux quarante-huit heures plus tôt, mais n’est maintenant qu’un crève-cœur. Nous sommes assis là, en silence, fixant un point devant nous, tandis que Julian nous rappelle que ce que nous allons vivre n’est qu’un jeu. L’important, selon lui, c’est de nous amuser. Le bureau et les buzzers sont curieusement artisanaux, comme si on les avait réalisés en travaux pratiques de menuiserie, et je peux voir les ampoules nues qui éclairent mon nom sur le devant du panneau. Je pourrais en dévisser une si je le voulais, peut-être même la voler après l’émission pour la garder en souvenir. Une blague de potache. Je songe à en faire part à Alice quand je me souviens que nous ne nous parlons plus. Cela m’attriste. Julian nous invite à essayer nos buzzers, pour voir quel effet ça fait. Nous le faisons tous et je me penche en avant pour regarder mon nom clignoter : Jackson, Jackson, Jackson.
« Enfin, mon nom en lumière », dit Alice. Je me garde bien de la regarder, mais, au son de sa voix, je me rends compte qu’elle arbore un sourire désespéré. « Tu sais, poursuit-elle, je me disais que la seule façon de voir mon nom clignoter serait d’en changer : “Issue de secours” ferait l’affaire. » Je ne souris pas, me contentant de taper en morse sur le buzzer : point point point trait trait trait.
« Ça fait drôle, non, de se retrouver enfin ici ? » insiste-t-elle.
Je ne réponds toujours pas. Elle tend la main et prend la mienne qui joue avec l’appareil.
« Brian, je t’en prie, parle-moi », chuchote-t-elle. Elle ne sourit plus. « Écoute, je tiens à m’excuser pour hier soir, et je suis désolée si tu crois que je t’ai mené en bateau. Mais je ne t’ai jamais fait aucune promesse. J’ai toujours été honnête avec toi. Parle-moi : je ne supporte pas ton silence. »
Je me tourne vers elle. Elle est belle, avec l’air triste et les yeux cernés.
« Je ne peux pas. Excuse-moi, Alice. »
Elle hoche la tête comme si elle me comprenait et avant qu’on ait pu en dire plus, Julian s’éclaircit la gorge et la répétition commence.
« En quelle année a eu lieu la séparation entre les Églises chrétiennes orientale et occidentale, parfois nommé le schisme d’Orient ? »
Je crois savoir : j’appuie sur le buzzer.
« En 1517.
— Non, désolé. Je crois que vous confondez avec la Réforme de Luther. Cinq points de pénalité.
— 1054 ? dit Norton, l’humaniste aux cheveux flous.
— Correct ! » dit Julian.
Norton sourit en secouant victorieusement sa crinière.
« Dix points pour vous, Norton, et votre équipe va avoir la chance de répondre aux trois questions bonus sur les dieux romains. »
Ces dieux, je les connais tous, bien sûr.
À la fin de ces quinze minutes de répétition censées être « juste pour le plaisir » (souvenez-vous : ce n’est qu’un jeu), nous avons perdu : nous avons 15 points, nos adversaires 115. Patrick, planté devant le décor, est tellement furieux qu’il en a perdu la parole : il émet des glapissements aigus, et soudain il se met à marcher en rond, en ouvrant et fermant les poings.
« Ouf, ils sont forts, dit Alice.
— Ils ont eu de la chance, c’est tout, dit Lucy. Partridge est le plus redoutable.
— Trois ans, j’ai attendu ça pendant trois ans ! marmotte Patrick, qui a retrouvé le verbe, en continuant ses petits cercles.
— Nous sommes un peu nerveux, dit Lucy. Prenons les choses plus légèrement. Nous devons nous amuser, nous détendre. »
J’ai soudain besoin d’un verre. Je me demande s’il y a un bar dans le bâtiment. « On devrait peut-être tous aller au bar boire une pinte ou deux pour nous décontracter, dis-je.
— Quoi ! s’écrie Patrick.
— Tu n’as pas l’air de trouver que c’est une bonne idée…
— Brian, tu as répondu à huit questions blanches à 10 points[34] durant cette répétition, et tu t’es trompé six fois. Ça nous a valu trente points en moins.
— C’est faux… n’est-ce pas ? » Je m’adresse à Lucy, dont je quémande le soutien. Elle se tait en regardant ses pieds. Patrick se tourne vers elle.
« Lucia, dimmi, parli italiano ?
— Sí, un pochino. (Air gêné.)