— E tu, Alicia, dimmi, parli anche italiano ?
— Sí, parlo italiano ma solo come una turista, déplore Alice.
— Il nous demande si on parle italien, me chuchote Lucy.
— Merci. J’ai compris, dis-je sèchement.
— Et toi, Brian, tu parles italien ? me lance Patrick avec hargne.
— Non, pas vraiment.
— Résumons : Lucy, oui ; Alice, oui ; toi, nada. C’est pourtant toi, le seul non italophone de l’équipe, qui t’es mêlé de répondre à la question portant sur un terme musical italien.
— Personne d’autre n’appuyait sur le buzzer. Alors, j’ai tenté le coup.
— C’est ça le problème avec toi, Brian. Tu tentes toujours le coup, et tu te plantes toujours. Et pourtant tu continues : buzzer, buzzer, buzzer, et c’est faux, faux, faux, et tu nous fais perdre, et tu nous tires vers le bas. » Il est rouge brique, comme son écharpe réglementaire. Son visage n’est qu’à quelques centimètres du mien.
« Allons, allons, les garçons, ce n’était qu’une répétition, modère Lucy, en tentant de s’interposer entre nous tandis qu’Alice, qui surjoue la terreur, les mains sur le visage, nous regarde entre ses doigts.
— Je ne sais même pas pourquoi je t’ai accepté dans l’équipe. Tu t’amènes ivre, puant l’alcool, tu nous la joues comme si tu savais tout alors que ton inculture est abyssale. Tu es un poids mort pour nous, rien de plus. » Il a posé ses mains sur ma poitrine et me postillonne à la figure. « On serait mieux loti avec quelqu’un pris au hasard dans la rue, poursuit-il, ou même avec ton stupide copain, l’horrible Spencer, qui, à la réflexion, doit être aussi ignorant que toi. Une catastrophe ambulante. Comme dit le proverbe, on peut extraire le garçon de l’Essex, mais pas l’Essex du garçon. »
Il doit continuer puisque je vois ses lèvres remuer, mais je n’entends plus ce qu’il dit parce que, me saisissant aux revers de la veste en velours de mon père, il me soulève de ma chaise. C’est là que je prends ma décision. Quelque chose claque en moi, ou plutôt se détend ; c’est peut-être la référence à Spencer, ou à mon reste d’ébriété de la veille, mais je vais donner un coup de boule à Patrick Watts. Je bande légèrement les muscles de mes jambes – non, rien à voir avec le saut du basketteur –, juste un petit effet ressort parti de la plante de mes pieds – et je cogne mon visage aussi fort que possible au milieu de sa trogne. J’ai honte de dire que j’éprouve un plaisir éphémère mais profond à m’être vengé ainsi, avant que la douleur ne se fraie un chemin jusqu’à mon cerveau et que tout devienne noir.
40
QUESTION : Dans Le Chant d’amour de J. Alfred Prufrock, de T.S. Eliot, le soir est « étalé contre le ciel…
RÉPONSE : « … comme un patient éthérisé sur une table. »
« En “Glaswegian” pure et dure, je ne crois pas me tromper en disant que nous avons sous les yeux le résultat d’une incompréhension totale du principe de base du coup de boule, dit Rebecca Epstein. L’idée, c’est de cogner son front (partie dure) aussi fort que possible contre le nez (partie molle) de l’adversaire. Mais toi, Brian, tu as cogné ta partie molle (ton nez) contre la partie dure (le front) de Patrick Watts. D’où saignement et perte de connaissance. »
J’ouvre les yeux et constate que je suis étendu sur deux bureaux mis bout à bout. Lucy Chang, debout près de moi, écarte mes cheveux de mes yeux et me demande : « Combien de doigts je te montre, là ?
— Si la réponse et fausse, on perd cinq points ?
— Pas dans ce cas, non, sourit-elle.
— Alors, la réponse est trois.
— La capitale du Venezuela est ?
— Caracas.
— Bravo, monsieur Jackson. Je crois que vous survivrez. »
Il paraît que nous sommes deux étages au-dessus du studio, à l’arrière du bâtiment, dans le bureau même de la production d’University Challenge. Il y a des ouvrages de référence partout et des photos d’anciens gagnants sur les murs. Je tourne la tête et vois Rebecca assise au bord d’un bureau situé en face du mien. Elle est jolie – non, je retire « jolie », car c’est un adjectif réservé aux femmes, donc une entorse à la théorie du genre –, attirante, dans une longue et simple robe noire moulante et une veste en toile de jean noir. Elle remue ses pieds chaussés de Doc Martens.
« Alors, tu es venue ? dis-je.
— Pour rien au monde je n’aurais manqué ça. J’étais dans un minibus en compagnie de Jeunes Conservateurs pétés à la bière, tous avec leurs écharpes et leurs ours en peluche pour rire, qui m’ont fait payer 3 livres pour l’essence que ma petite personne leur coûtait en plus, ce qui est une arnaque absolue, et je me disais, putain, qu’est-ce que je fais là ? C’est l’enfer. Puis, une fois arrivé, on a fait un tour des studios TV : c’est là qu’on t’a trouvé évanoui par terre, dans une mare de sang, et j’ai pensé, merde alors, si ce spectacle ne vaut pas 3 livres, alors rien ne les vaut. »
Je baisse les yeux et constate que je suis en pantalon et maillot de corps – le même que je porte depuis trente-six heures – taché de sang et tout odorant de gin. Odorant est une litote : j’empeste. Des vapeurs de gin montent visiblement de mon torse.
« Où est le reste de mes vêtements ?
— On t’a agressé sexuellement quand tu étais dans les vapes. Objection, Votre Honneur ? »
Lucie rougit. « Alice a lavé ta chemise dans les toilettes pour dames, dit-elle. Elle la fait sécher au sèche-mains.
— Et ma veste, elle n’est pas tachée ?
— Impeccable.
— C’était celle de mon père, alors…
— Ne t’inquiète pas. »
Je me redresse avec précaution, en prenant appui latéralement au bord du bureau ; mon cerveau doit suivre le mouvement car je le sens cogner contre le bord de mon crâne. Lucie sort son miroir de poche pour que je me regarde. Je m’attendais à un spectacle de cauchemar, mais non. Mon nez n’est pas pire que d’habitude, à part les deux rondelles autour de chaque narine qui semblent tracées au feutre rouge. Je demande :
« Et Patrick ?
— Pas une égratignure.
— Dommage.
— Eh, on arrête la surenchère ! » Elle me fait néanmoins un sourire de connivence avant d’ajouter d’un ton sérieux : « Il y a un problème.
— Lequel ?
— On ne te réadmettra pas dans l’équipe.
— Quoi ? Tu plaisantes !
— Hélas non.
— Mais pourquoi pas ?
— Parce que tu as agressé notre capitaine.
— Je ne l’ai pas agressé. Je l’ai frappé une seule fois, parce qu’il m’a provoqué. Vous l’avez vu me saisir par les revers de ma veste, non ? Comment peut-on d’ailleurs parler d’agression quand c’est moi qui suis blessé ?
— Voilà, Votre Honneur, un bon argument en faveur de la défense, ânonne Rebecca.
— Je sais, Brian, dit Lucy, mais Patrick est très mécontent. Il a un copain de Sciences éco prêt à te remplacer au pied levé.
— Je n’arrive pas à le croire !
— Mets-toi à sa place : tu arrives puant l’alcool, tu te plantes sur un maximum de questions, et en plus tu essaies de lui casser le nez.
— Mais ma mère sera là, et tout.
— Relativise : ce n’est qu’un quiz stupide, Brian, dit Rebecca en balançant toujours ses pieds.
— Mais elle vient de loin, ma mère – de Southend-on-Sea. »