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Je sens ma voix se briser légèrement, ce qui est pathétique pour un garçon de dix-neuf ans, mais ce quiz a une telle importance pour moi… Je m’imagine soudain en train d’essayer d’expliquer à maman pourquoi on me prive de jeu télévisé. J’ai l’impression d’être un gamin renvoyé de l’école avant la fin de la classe. L’idée est si mortifiante qu’elle me donne la nausée.

« Qu’en pense Julian ?

— Que c’est à Patrick de décider. Ils sont en train d’en discuter.

— Et toi, Lucy, qu’est-ce que tu en penses ? »

Elle réfléchit, les sourcils froncés.

« Je pense que si vous décidez tous deux de vous conduire comme il se doit entre membres d’une même équipe, et que si toi, Brian, tu ne t’excites pas sur le buzzer, on pourrait te garder.

— Merci. Tu pourrais aller dire ça à Patrick pour moi ? S’il te plaît… »

Elle soupire, regarde sa montre, regarde la porte et dit : « Bon, je vais voir ce que je peux faire. » Elle sort en nous laissant seuls, Rebecca et moi, toujours assis au bord de deux bureaux qui se font face, balançant tous deux les jambes en essayant d’ignorer ce qu’on nomme, je crois, en langage baba cool, des « ondes négatives » entre nous. Quand le silence devient embarrassant, elle désigne la porte du menton.

« Elle est chouette.

— Qui ?

— Lucy.

— Oui. Très.

— Pourquoi tu ne sors pas avec elle ?

— Parce que je n’en ai pas envie.

— Mais puisque tu la trouves sympa…

— Et alors ? Beaucoup de gens le sont.

— Pas assez belle pour toi, c’est ça ?

— Je n’ai pas dit ça, que je sache.

— Pas assez sexy alors ?

— Rebec…

— Laisse-moi te dire que tu n’es pas non plus un prix de beauté, mec.

— Non. Je sais…

— Assis là, dans ton maillot de corps taché de sang, puant et cradingue de surcroît, ça se sent d’ici.

— Merci pour les compliments, Rebecca.

— Alors, pourquoi tu ne sors pas avec elle ?

— Sans doute parce que je ne lui plais pas.

— Comment le sais-tu si tu ne lui as pas demandé ? Si tu savais comment elle te regardait quand tu étais dans le coma…

— N’importe quoi…

— … en effleurant ton front de la main pour repousser les cheveux qui te tombaient dans les yeux. Touchant.

— N’importe quoi.

— En introduisant amoureusement des mèches de papier cul dans tes narines pour étancher le sang. Très érotique, comme geste.

— Rebecca !

— C’est vrai ! Si je n’avais pas été là, elle t’aurait probablement ôté aussi ton froc. Et toi… qui ne comprends rien à rien…

— N’importe quoi !

— Pourquoi tu rougis alors ?

— Je ne rougis pas.

— Pourquoi tu ne lui demandes pas ?

— Demander quoi ?

— De sortir avec toi.

— Parce que je n’ai pas… je ne suis pas amoureux d’elle.

— Pas plus d’elle que de moi ?

Quoi ?

— Oui, tu as bien entendu.

— Rebecca, on ne pourrait pas parler de ça plus tard ?

— Pourquoi pas maintenant ?

— Parce que j’ai autre chose en tête. D’accord ?

— D’accord. Tu as raison. » Elle glisse de son perchoir et tire sur sa longue robe avec une maladresse dénotant un manque de pratique, traverse le bureau et vient s’asseoir près de moi.

« C’est un dessous de fourreau vintage que tu portes ?

— Pourquoi pas une crinoline ? C’est une robe, ballot. Comment va ta tête ?

— Elle me fait un peu mal. »

Elle sort de la poche de sa veste une flasque de whisky d’un quart de litre.

« L’antidote du poison. Tu en veux ?

— Vaut mieux pas.

— C’est le remède souverain contre la gueule de bois.

— Pas celle qu’on doit au gin.

— Och ! Tu devrais savoir que le gin est une saloperie qui déprime.

— Je crois que c’est pour ça que j’en ai bu.

— Hum, je vois. Apitoiement sur soi-même et autodestruction : le doublé gagnant. Pas étonnant que les femmes te trouvent irrésistible. Le Travis Bickle de Taxi Driver. » Elle boit une lampée d’alcool et me passe le flacon.

« Crois-moi, le scotch est le remède universel.

— J’ai peur qu’on ne le sente dans mon haleine. » Elle sort de son autre poche une boîte de pastilles de menthe extra-forte.

« Bon, passe-le-moi, dis-je. » Je bois une très grande goulée puis prends une pastille, laissant les goûts se mélanger. On se regarde en souriant, jambes ballantes comme des écoliers perchés sur un muret.

« Tu sais qu’Alice voit quelqu’un d’autre ? dis-je.

— Oui.

— C’est Neil, le type qui a joué Richard III. Pour coller à son rôle, il boitillait dans le bar avec des…

— Le con aux béquilles ?

— Lui-même. Je suppose que tu étais au courant pour Alice et lui.

— Je l’ai vu deux fois se glisser hors de sa chambre. Je m’interrogeais…

— Tu bosses toujours la question ? »

Elle me regarde sans comprendre.

« Tu bosses, comme Richard III. Bon, laisse tomber, dis-je… Pourquoi tu ne m’as rien dit ?

— Ta vie amoureuse est ton problème exclusif, pas vrai ?

— Vrai. » Je dois confesser que, même après tout ce qui m’est arrivé – la trahison d’Alice, le coup de boule catastrophe et tout le reste, je songe à embrasser Rebecca, remiser ma pastille de menthe dans un recoin de ma bouche et l’embrasser là, tout de suite, curieux des conséquences.

Mais le moment passe. Je m’abstiens et regarde ma montre.

« Ils prennent leur temps, dis-je.

— Qui ?

— Le jury.

— Tu veux que j’aille voir ?

— Ce serait sympa de ta part. (Elle saute par terre et s’apprête à sortir.) Dis-leur un mot aimable en ma faveur, veux-tu ?

— Ouais, en admettant que j’en trouve un. » Elle ajuste de nouveau sa robe et sort en me laissant seul.

Je suis toujours un peu nerveux quand je suis livré à moi-même sans rien à lire, tout spécialement en tricot de peau ensanglanté. Mais ce bureau est bourré d’ouvrages de référence. Je prends l’Oxford Dictionary of Quotations, le dictionnaire des citations qu’on m’avait glissé sous la tête en guise d’oreiller et c’est à ce moment-là que je la vois.

Posée sur le bureau.

L’écritoire bleue à pince.

Sur l’écritoire, il y a quelques feuilles A4 photocopiées, avec le nom de Julian, le chargé de recherches, en en-tête. Je me dis que ce sont ses notes relatives à la logistique de l’émission. Il les avait à la main quand ils m’ont monté et a dû les oublier ici. Les noms des membres des équipes respectives, l’attribution des places, et autres aspects pratiques. Mais sur le dessus est attachée une épaisse enveloppe en papier kraft qui semble contenir deux paquets de cartes à jouer.

Je m’assieds devant le bureau.

L’enveloppe n’est pas fermée. Ou à peine. Je n’ai qu’à glisser le pouce d’un seul côté, sous deux petits centimètres de colle.

Je la jette sur le bureau comme si elle me brûlait les doigts.

Puis je la pousse loin de moi du bout de l’index.

Puis je la tâte, comme on le fait pour savoir si un petit animal est mort.