« L’Oregon, le Nevada, l’Arizona et la Baja – comment dit-on ? Baya ? – California. »
Puis je me renfonce dans mon siège, attendant les applaudissements.
Qui ne viennent pas.
Rien. Seulement un terrible silence.
Je.
Je ne.
Je ne comprends pas.
En quête d’explication, je me tourne vers Alice. Elle me regarde droit dans les yeux, avec un étrange demi-sourire perplexe que je prends tout d’abord pour du respect mêlé d’admiration pour mon brio, mais qui se transforme peu à peu en une sorte de moue dégoûtée. Lucy et Patrick ont la même expression de mépris horrifié. Je regarde le public et ne vois que des sourcils froncés et des rangées de trous noirs – des bouches béantes de stupéfaction, sauf Rebecca, penchée en avant sur sa chaise, la tête dans les mains. Un grondement monte soudain du public et quelqu’un éclate de rire, un rire retentissant et hystérique. Un spasme de douleur et de regret, aigu au point de me propulser en arrière dans l’espace, me traverse la poitrine, et je comprends ce que j’ai fait.
J’ai donné une bonne réponse à une question qui n’a pas été posée.
Bamber Gascoigne est le premier à s’exprimer :
« Eh bien, extraordinaire mais vrai, la réponse est exacte. Donc… » Écouteur à l’oreille, il consulte la salle de contrôle avant d’ajouter : « … donc je pense qu’on va arrêter l’enregistrement quelques minutes. »
Sous le bureau, Alice lâche ma main.
ÉPILOGUE
« Un savoir médiocre est une chose dangereuse : il faut boire à pleine coupe à la fontaine [des Muses], ou n’y point boire du tout. De petits coups brouillent le cerveau, et la raison ne revient qu’en buvant à grands traits. »
« Je sais qu’une bonne chose va se produire
Et je ne sais pas quand,
Mais rien que d’en parler peut suffire. »
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DERNIÈRE QUESTION : large de 257 kilomètres sur son axe est-ouest, ce qui en fait la plus grande des îles grecques, avec Héraklion comme capitale, quelle île méditerranéenne fut le berceau de la première vraie civilisation européenne, celle de Minos ?
RÉPONSE : La Crète.
12 août 1986
Howdy [39] ! Hello, belle étrangère !
Comment vas-tu ? Je parie que tu seras surprise après tout ce temps. Oui, le cachet de la poste est véridique. Je suis ailleurs qu’en Angleterre pour la première fois de ma vie. Quelque part où il fait chaud. Je suis même bronzé, enfin, je le serai quand j’aurai fini de peler. Comme il fallait s’y attendre, je me suis exposé trop longtemps trop tôt ; j’avais tellement mal (même aux fesses) que j’ai été obligé de manger debout.(Mon acné s’est drôlement arrangée dans le processus, mais tu n’es pas obligée de le savoir ! J’ai aussi appris la plongée, un sport qui déclenche chez moi des crises de panique. Ce qu’on mange ici me convient parfaitement : rien que de la viande brûlée et absolument aucun légume. Aujourd’hui, j’ai goûté pour la première fois la feta. Ç’a un peu le goût de carton d’emballage en salé. Tu te souviens du dîner chez Luigi, quand tu portais cette robe de bal ?
Bon, changeons de sujet. J’ai reçu ta carte juste avant notre départ ; une agréable surprise et un vrai soulagement. Après notre petite… comment dire… aventure, j’avais peur que tu ne m’en veuilles à jamais. Tu vois toujours Patrick ? Il s’est rasséréné, ou mon nom est-il encore couvert d’opprobre ? Voici ce que je te suggère : Prononce-le en lui transmettant mon meilleur souvenir, éloigne-toi de trois pas et vois s’il change de couleur.
C’est une grande nouvelle d’apprendre que tu joues Helen Keller le trimestre prochain. Un vrai défi pour une actrice que d’incarner un écrivain aveugle, sourde et muette. L’avantage, c’est que tu n’auras pas de texte à apprendre. Tu sais ce que disait Noel Coward ? Que jouer c’est, pour l’essentiel, ne pas se cogner aux meubles. Ha, ha ! Excuse-moi, ce n’est pas drôle ! Sérieusement, je te félicite de tout mon cœur : tu seras une grande Helen. Je viendrai peut-être te voir jouer, surtout que j’ai raté ta Norvégienne, comme disait le cuistot repentant. Un jeu de mots pâtissier ! Ha, ha ! Tu piges ? Ce serait merveilleux de te revoir après tout ce temps. J’ai tellement de choses à te dire…
Je dois m’interrompre car je l’entends monter l’escalier. Elle revient de nager – ce qu’elle aime particulièrement faire quand le soleil est moins chaud. Je fourre la lettre dans mon livre, me jette sur le lit et fais semblant de lire Cent ans de solitude.
En fin de compte, c’est pour Julian, le jeune et sympathique chercheur, que j’ai eu le plus de remords. Car pour que mon histoire soit crédible, j’ai dû le mouiller un peu.
Voici comment je m’en suis tiré : j’étais étendu sur les deux bureaux et j’ai accidentellement fait tomber son écritoire à pince, celle qu’il avait oubliée derrière lui quand on m’a monté dans la pièce ; l’enveloppe s’est ouverte et les fiches se sont éparpillées ; aussitôt conscient de ce qu’elles représentaient, j’ai tout remis en vitesse dans l’enveloppe, mais, sans m’en rendre compte, j’ai dû en lire une avant de la ranger – de manière subliminale, bien entendu.
Bamber et lui ont été très sympas, compte tenu du fait qu’ils ont dû arrêter l’enregistrement et renvoyer tout le monde à la maison. Je veux dire qu’ils ne se sont pas conduits comme la Gestapo en me braquant le faisceau d’une lampe dans les yeux ou en me tabassant. Je suppose que c’est parce que, techniquement, je n’avais rien fait de mal : rien, en tout cas, qui aurait pu me valoir des poursuites judiciaires.
Bien entendu, ils ont dû disqualifier l’ensemble de l’équipe, bien que j’aie déclaré avec insistance être seul en cause – le seul fautif –, ils ne pouvaient pas prendre le risque de ne pas le faire. Et voilà, fin de partie : tout le monde privé de Challenge.
Je dois admettre que l’affaire était assez embarrassante, au point que je ne me sentais pas de rentrer en voiture avec les autres, qui auraient d’ailleurs fort bien pu refuser de me prendre. Quant au minibus des supporters, on m’y aurait mené la vie dure. Je suis donc rentré à Southend avec maman, dans le pick-up de Des, coincé entre eux deux sur le siège du conducteur. Vous savez, la séquence du journal télévisé, où l’on voit des criminels sortir d’un commissariat de police cachés sous une couverture ? Eh bien, c’était un peu ça pour moi. En quittant le parking, je pouvais voir les autres autour de la 2CV jaune d’Alice, Patrick shooter avec furie dans les pneus tandis que Lucy essayait de le calmer ; Alice, belle et triste, appuyée contre la voiture, toujours vêtue de sa magnifique robe, avec Eddie le Teddy à la main. J’ai croisé son regard lorsque nous sommes passés devant eux, et elle a sans doute dit : « Regardez, le voilà ! », ou quelque chose dans ce goût-là car tous se sont retournés. Dans ce genre de situation, il n’y a pas quarante mille attitudes à adopter : je me suis contenté, enfermé dans l’habitacle, d’articuler en silence le mot « désolé ».
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« Briser les nuages » : allusion à l’appareil créé par l’esprit inventif de Wilhelm Reich. Une des chansons du 5e album de Kate Bush,