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Je ne suis même pas sûr qu’ils l’aient lu sur mes lèvres.

Patrick s’est mis à crier quelque chose que je n’ai pas entendu, et il cherchait autour de lui quelque caillou pour me lapider. Alice se contentait de secouer lentement la tête en signe de désapprobation. Seule Lucy m’a fait un signe de la main, ce que j’ai trouvé incroyablement généreux de sa part.

Quand elle est profondément endormie – sa petite sieste de fin d’après-midi –, je vais sur la terrasse qui domine la mer et je reprends ma lettre.

Excuse-moi. J’ai été interrompu. Où en étais-je ? Ah, oui : je pourrais venir te voir jouer Helen Keller, sauf que l’Écosse, c’est drôlement loin. Je vais m’installer à Dundee en octobre prochain, tu vois. L’université m’a accepté en Littérature tout court (en Écosse, ils se gardent bien de parler de « Littérature anglaise » : ils sont susceptibles). J’ai de la chance qu’on m’ait offert un nouveau départ et tout ; l’avenir s’annonce sous des auspices favorables, et je compte bien cette fois me concentrer sur mes études

J’ai raconté à maman la même histoire qu’aux responsables de l’émission. Je crois qu’elle m’a cru, bien qu’elle n’ait pas dit grand-chose sur le moment. Mais le lendemain matin, quand nous sommes arrivés à Southend aux petites heures du jour, tandis que je m’engageais dans l’escalier montant à ma chambre, elle m’a dit que cet incident n’avait pas d’importance et qu’elle était tout de même fière de moi. Vrai ou non, cela m’a fait plaisir.

L’après-midi, j’ai appelé le département d’anglais pour dire que j’étais malade et ne reviendrais qu’une semaine plus tard. L’information avait dû circuler car le professeur Morrison ne m’a même pas demandé de quoi je souffrais. Il m’a juste dit qu’il comprenait, que c’était une bonne idée de m’absenter, et de prendre le temps que je voulais. J’ai donc passé la plus grande partie de la semaine au lit, à dormir, à lire, sans boire une goutte d’alcool, à essayer d’y voir plus clair.

Mais, s’agissant de certains événements, on n’y voit jamais plus clair. Deux semaines plus tard, je n’avais toujours pas quitté ma chambre. J’ai donc décidé qu’il valait mieux que je ne retourne pas à la fac. Un après-midi, Des m’a emmené dans son pick-up pour que j’aille chercher mes affaires en l’absence de Josh et Marcus, et on a fait l’aller-retour dans la journée. En rentrant, je me suis remis au lit et y suis resté suffisamment longtemps pour que maman m’envoie voir un médecin. Après, j’allais un peu mieux.

J’ai passé les six mois suivants à Ashworth Factory, l’usine de grille-pain qui m’a rendu mon job. Je crois qu’ils étaient contents de me récupérer. Maman et Des ont dû retarder du même nombre de mois l’ouverture grandiose de leur B&B, mais ils ont été extrêmement compréhensifs à cet égard. Des est un type plus que correct, je dirais. Spencer était sur pied en avril ; il a été condamné avec sursis, mais a dû payer une grosse amende. Je me suis débrouillé pour lui trouver un boulot chez Ashworth avec moi. Ce temps passé avec lui a été une bonne chose. Je ne lui ai pas dit toute la vérité sur ce qui m’était arrivé, et il n’a pas cherché à la connaître, ce qui était encore mieux. J’ai un peu vu Tone, mais pas des masses, car il semblait être constamment occupé à des « manœuvres secrètes » avec l’armée, à Salisbury Plain.

Quoi d’autre ? J’ai beaucoup lu. J’ai écrit un peu de poésie, nulle, le plus souvent, quelques nouvelles et une pièce radiophonique : un monologue intérieur basé sur Robinson Crusoé, mais modernisé (quoique parler de Robinson Crusoé comme d’une pièce « en costume », c’est ridicule !), et du point de vue de Vendredi. J’ai écouté sans cesse The Hounds of Love, décidant que c’était très certainement le meilleur album de Kate.

Puis en juin, totalement à l’improviste, j’ai reçu un coup de fil.

Bon, je dois finir cette lettre maintenant. Je sens une forte odeur de viande brûlée, ce qui veut dire que le dîner est presque prêt !!!

Rétrospectivement, c’est une drôle d’époque que nous avons vécue, n’est-ce pas, Alice ? La métaphore (ou devrais-je plus sobrement écrire « la comparaison » ?) qui me vient à l’esprit, c’est moi, enfant, avec mon père me rapportant une maquette d’avion Airfix à monter soi-même. Je m’asseyais à la table de la cuisine, ouvrais la boîte, m’assurais que je disposais des bons outils, de la colle et de la peinture adéquates (mate et brillante), et d’un cutter vraiment très, très tranchant, puis je me promettais de suivre les instructions à la lettre, de prendre tout mon temps, sans brûler les étapes, sans rien précipiter, d’opérer avec soin, de me concentrer à mort pour obtenir une perfection de modèle réduit, son idéal platonicien en somme. Mais à un moment donné, quelque chose tournait mal – je perdais une pièce tombée sous la table, ou je faisais baver la peinture, ou je collais accidentellement une hélice à l’arbre de transmission, ou je maculais de couleur le cockpit transparent, ou les décalcomanies se déchiraient quand je tentais de les faire glisser où il fallait. Résultat : quand je montrais mon œuvre à papa, le produit fini avait quelque chose de… moins satisfaisant que je ne l’espérais.

Tu sais, Alice, j’ai essayé d’utiliser cette métaphore – en l’étoffant bien sûr – dans un projet de poème, mais je ne suis pas encore arrivé à l’exploiter.

En tout cas, tous mes vœux pour cette nouvelle année universitaire. Je t’enverrai un mot dès que je serai installé, et peut-être pourrons-nous…

« À qui écris-tu ? me demande-t-elle, aveuglée par les rayons du couchant.

— Oh, à ma mère. Bon bain ?

— Tonique. Sauf que quelque chose m’est rentré dans les cheveux.

— Tu veux que je regarde ?

— Oui, s’il te plaît. »

Sans remettre son soutien-gorge, elle s’assied par terre entre mes jambes.

« Tu pourrais peut-être t’habiller un peu ? dis-je.

— Tu voudrais peut-être une paire de claques ?

— Mais tout le monde peut te voir !

— Et alors ? Vraiment, Jackson, je te jure, j’ai l’impression d’être partie en vacances avec la foutue Mary Poppins.

— Tu sais, tu es vraiment grossière…

— D’accord. Ferme ta gueule et regarde ce que j’ai dans les cheveux.

— On dirait du pétrole, ou du goudron.

— Ça part ?

— Non.

— Tu crois que ce serait plus facile sous la douche ?

— Peut-être.

— Bon, tu viens ?

— Ouais, d’accord. »

Et voilà. Nous en sommes au début, naturellement. L’idée, quand on s’était parlé au téléphone, c’était de partir ensemble en faisant chambres à part. Ou tout au moins, de partager une chambre à deux lits, un plan qui s’est révélé ruineux et a capoté dès la troisième nuit, après une longue et franche conversation accompagnée d’une bouteille entière de brandy Metaxa.

Mais comme je l’ai déjà dit, nous y voilà. Pas exactement là où je m’attendais à être, ni même avec qui je le voulais, mais qui fait ce qu’il veut ? Et, pour être honnête, je ne m’attendais pas non plus qu’elle soit ici avec moi. Elle continue à jurer comme un charretier, mais elle me fait rire. Cela n’a l’air de rien, mais il y a quelques mois, je n’aurais jamais rêvé de me gondoler de la sorte. Donc ça va.